– Mais, mon pauvre petit Basin, vous êtes un enfant qui vient de naître. Comme si on ne pouvait pas être tout ça et un peu idiote. Idiote est du reste exagéré, non elle est nébuleuse, elle est Hesse-Darmstadt, Saint-Empire et gnan gnan. Rien que sa prononciation m'énerve. Mais je reconnais, du reste, que c'est une charmante loufoque. D'abord cette seule idée d'être descendue de son trône allemand pour venir épouser bien bourgeoisement un simple particulier. Il est vrai qu'elle l'a choisi! Ah! mais c'est vrai, dit-elle en se tournant vers moi, vous ne connaissez pas Gilbert! Je vais vous en donner une idée: il a autrefois pris le lit parce que j'avais mis une carte à Mme Carnot… Mais, mon petit Charles, dit la duchesse pour changer de conversation, voyant que l'histoire de sa carte à Mme Carnot paraissait courroucer M. de Guermantes, vous savez que vous n'avez pas envoyé la photographie de nos chevaliers de Rhodes, que j'aime par vous et avec qui j'ai si envie de faire connaissance. Le duc, cependant, n'avait pas cessé de regarder sa femme fixement: «Oriane, il faudrait au moins raconter la vérité et ne pas en manger la moitié. Il faut dire, rectifia-t-il en s'adressant à Swann, que l'ambassadrice d'Angleterre de ce moment-là, qui était une très bonne femme, mais qui vivait un peu dans la lune et qui était coutumière de ce genre d'impairs, avait eu l'idée assez baroque de nous inviter avec le Président et sa femme. Nous avons été, même Oriane, assez surpris, d'autant plus que l'ambassadrice connaissait assez les mêmes personnes que nous pour ne pas nous inviter justement à une réunion aussi étrange. Il y avait un ministre qui a volé, enfin je passe l'éponge, nous n'avions pas été prévenus, nous étions pris au piège, et il faut du reste reconnaître que tous ces gens ont été fort polis. Seulement c'était déjà bien comme ça. Mme de Guermantes, qui ne me fait pas souvent l'honneur de me consulter, a cru devoir aller mettre une carte dans la semaine à l'Élysée. Gilbert a peut-être été un peu loin en voyant là comme une tache sur notre nom. Mais il ne faut pas oublier que, politique mise à part, M. Carnot, qui tenait du reste très convenablement sa place, était le petit-fils d'un membre du tribunal révolutionnaire qui a fait périr en un jour onze des nôtres.»

– Alors, Basin, pourquoi alliez-vous dîner toutes les semaines à Chantilly? Le duc d'Aumale n'était pas moins petit-fils d'un membre du tribunal révolutionnaire, avec cette différence que Carnot était un brave homme et Philippe-Égalité une affreuse canaille.

– Je m'excuse d'interrompre pour vous dire que j'ai envoyé la photographie, dit Swann. Je ne comprends pas qu'on ne vous l'ait pas donnée.

– Ça ne m'étonne qu'à moitié, dit la duchesse. Mes domestiques ne me disent que ce qu'ils jugent à propos. Ils n'aiment probablement pas l'Ordre de Saint-Jean. Et elle sonna. «Vous savez, Oriane, que quand j'allais dîner à Chantilly, c'était sans enthousiasme.»

– Sans enthousiasme, mais avec chemise de nuit pour si le prince vous demandait de rester à coucher, ce qu'il faisait d'ailleurs rarement, en parfait mufle qu'il était, comme tous les Orléans. Savez-vous avec qui nous dînons chez Mme de Saint-Euverte? demanda Mme de Guermantes à son mari.

– En dehors des convives que vous savez, il y aura, invité de la dernière heure, le frère du roi Théodose. A cette nouvelle les traits de la duchesse respirèrent le contentement et ses paroles l'ennui. «Ah! mon Dieu, encore des princes.»

– Mais celui-là est gentil et intelligent, dit Swann.

– Mais tout de même pas complètement, répondit la duchesse en ayant l'air de chercher ses mots pour donner plus de nouveauté à sa pensée. Avez-vous remarqué parmi les princes que les plus gentils ne le sont pas tout à fait? Mais si, je vous assure! Il faut toujours qu'ils aient une opinion sur tout. Alors comme ils n'en ont aucune, ils passent la première partie de leur vie à nous demander les nôtres, et la seconde à nous les resservir. Il faut absolument qu'ils disent que ceci a été bien joué, que cela a été moins bien joué. Il n'y a aucune différence. Tenez, ce petit Théodose Cadet (je ne me rappelle pas son nom) m'a demandé comment ça s'appelait, un motif d'orchestre. Je lui ai répondu, dit la duchesse les yeux brillants et en éclatant de rire de ses belles lèvres rouges: «Ça s'appelle un motif d'orchestre.» Eh bien! dans le fond, il n'était pas content. Ah! mon petit Charles, reprit Mme de Guermantes, ce que ça peut être ennuyeux de dîner en ville! Il y a des soirs où on aimerait mieux mourir! Il est vrai que de mourir c'est peut-être tout aussi ennuyeux puisqu'on ne sait pas ce que c'est.» Un laquais parut. C'était le jeune fiancé qui avait eu des raisons avec le concierge, jusqu'à ce que la duchesse, dans sa bonté, eût mis entre eux une paix apparente. «Est-ce que je devrai prendre ce soir des nouvelles de M. le marquis d'Osmond?» demanda-t-il.

– Mais jamais de la vie, rien avant demain matin! Je ne veux même pas que vous restiez ici ce soir. Son valet de pied, que vous connaissez, n'aurait qu'à venir vous donner des nouvelles et vous dire d'aller nous chercher. Sortez, allez où vous voudrez, faites la noce, découchez, mais je ne veux pas de vous ici avant demain matin. Une joie immense déborda du visage du valet de pied. Il allait enfin pouvoir passer de longues heures avec sa promise qu'il ne pouvait quasiment plus voir, depuis qu'à la suite d'une nouvelle scène avec le concierge, la duchesse lui avait gentiment expliqué qu'il valait mieux ne plus sortir pour éviter de nouveaux conflits. Il nageait, à la pensée d'avoir enfin sa soirée libre, dans un bonheur que la duchesse remarqua et comprit. Elle éprouva comme un serrement de cœur et une démangeaison de tous les membres à la vue de ce bonheur qu'on prenait à son insu, en se cachant d'elle, duquel elle était irritée et jalouse. «Non, Basin, qu'il reste ici, qu'il ne bouge pas de la maison, au contraire.»

– Mais, Oriane, c'est absurde, tout votre monde est là, vous aurez en plus, à minuit, l'habilleuse et le costumier pour notre redoute. Il ne peut servir à rien du tout, et comme seul il est ami avec le valet de pied de Mama, j'aime mille fois mieux l'expédier loin d'ici.

– Écoutez, Basin, laissez-moi, j'aurai justement quelque chose à lui faire dire dans la soirée je ne sais au juste à quelle heure. Ne bougez surtout pas d'ici d'une minute, dit-elle au valet de pied désespéré. S'il y avait tout le temps des querelles et si on restait peu chez la duchesse, la personne à qui il fallait attribuer cette guerre constante était bien inamovible, mais ce n'était pas le concierge; sans doute pour le gros ouvrage, pour les martyres plus fatigants à infliger, pour les querelles qui finissent par des coups, la duchesse lui en confiait les lourds instruments; d'ailleurs jouait-il son rôle sans soupçonner qu'on le lui eût confié. Comme les domestiques, il admirait la bonté de la duchesse; et les valets de pied peu clairvoyants venaient, après leur départ, revoir souvent Françoise en disant que la maison du duc aurait été la meilleure place de Paris s'il n'y avait pas eu la loge. La duchesse jouait de la loge comme on joua longtemps du cléricalisme, de la franc-maçonnerie, du péril juif, etc… Un valet de pied entra. «Pourquoi ne m'a-t-on pas monté le paquet que M. Swann a fait porter? Mais à ce propos (vous savez que Mama est très malade, Charles), Jules, qui était allé prendre des nouvelles de M. le marquis d'Osmond, est-il revenu?»

– Il arrive à l'instant, M. le duc. On s'attend d'un moment à l'autre à ce que M. le marquis ne passe.

– Ah! il est vivant, s'écria le duc avec un soupir de soulagement. On s'attend, on s'attend! Satan vous-même. Tant qu'il y a de la vie il y a de l'espoir, nous dit le duc d'un air joyeux. On me le peignait déjà comme mort et enterré. Dans huit jours il sera plus gaillard que moi.