«Périgot (Joseph).»

Nous sommes attirés par toute vie qui nous représente quelque chose d'inconnu, par une dernière illusion à détruire. Malgré cela les mystérieuses paroles, grâce auxquelles M. de Charlus m'avait amené à imaginer la princesse de Guermantes comme un être extraordinaire et différent de ce que je connaissais, ne suffisent pas à expliquer la stupéfaction où je fus, bientôt suivie de la crainte d'être victime d'une mauvaise farce machinée par quelqu'un qui eût voulu me faire jeter à la porte d'une demeure où j'irais sans être invité, quand, environ deux mois après mon dîner chez la duchesse et tandis que celle-ci était à Cannes, ayant ouvert une enveloppe dont l'apparence ne m'avait averti de rien d'extraordinaire, je lus ces mots imprimés sur une carte: «La princesse de Guermantes, née duchesse en Bavière, sera chez elle le ***.» Sans doute être invité chez la princesse de Guermantes n'était peut-être pas, au point de vue mondain, quelque chose de plus difficile que dîner chez la duchesse, et mes faibles connaissances héraldiques m'avaient appris que le titre de prince n'est pas supérieur à celui de duc. Puis je me disais que l'intelligence d'une femme du monde ne peut pas être d'une essence aussi hétérogène à celle de ses congénères que le prétendait M. de Charlus, et d'une essence si hétérogène à celle d'une autre femme. Mais mon imagination, semblable à Elstir en train de rendre un effet de perspective sans tenir compte des notions de physique qu'il pouvait par ailleurs posséder, me peignait non ce que je savais, mais ce qu'elle voyait; ce qu'elle voyait, c'est-à-dire ce que lui montrait le nom. Or, même quand je ne connaissais pas la duchesse, le nom de Guermantes précédé du titre de princesse, comme une note ou une couleur ou une quantité, profondément modifiée des valeurs environnantes par le «signe» mathématique ou esthétique qui l'affecte, m'avait toujours évoqué quelque chose de tout différent. Avec ce titre on se trouve surtout dans les Mémoires du temps de Louis XIII et de Louis XIV, de la Cour d'Angleterre, de la reine d'Écosse, de la duchesse d'Aumale; et je me figurais l'hôtel de la princesse de Guermantes comme plus ou moins fréquenté par la duchesse de Longueville et par le grand Condé, desquels la présence rendait bien peu vraisemblable que j'y pénétrasse jamais.

Beaucoup de choses que M. de Charlus m'avait dites avaient donné un vigoureux coup de fouet à mon imagination et, faisant oublier à celle-ci combien la réalité l'avait déçue chez la duchesse de Guermantes (il en est des noms des personnes comme des noms des pays), l'avaient aiguillée vers la cousine d'Oriane. Au reste, M. de Charlus ne me trompa quelque temps sur la valeur et la variété imaginaires des gens du monde que parce qu'il s'y trompait lui-même. Et cela peut-être parce qu'il ne faisait rien, n'écrivait pas, ne peignait pas, ne lisait même rien d'une manière sérieuse et approfondie. Mais, supérieur aux gens du monde de plusieurs degrés, si c'est d'eux et de leur spectacle qu'il tirait la matière de sa conversation, il n'était pas pour cela compris par eux. Parlant en artiste, il pouvait tout au plus dégager le charme fallacieux des gens du monde. Mais le dégager pour les artistes seulement, à l'égard desquels il eût pu jouer le rôle du renne envers les Esquimaux; ce précieux animal arrache pour eux, sur des roches désertiques, des lichens, des mousses qu'ils ne sauraient ni découvrir, ni utiliser, mais qui, une fois digérés par le renne, deviennent pour les habitants de l'extrême Nord un aliment assimilable.

A quoi j'ajouterai que ces tableaux que M. de Charlus faisait du monde étaient animés de beaucoup de vie par le mélange de ses haines féroces et de ses dévotes sympathies. Les haines dirigées surtout contre les jeunes gens, l'adoration excitée principalement par certaines femmes.

Si parmi celles-ci, la princesse de Guermantes était placée par M. de Charlus sur le trône le plus élevé, ses mystérieuses paroles sur «l'inaccessible palais d'Aladin» qu'habitait sa cousine ne suffisent pas à expliquer ma stupéfaction.

Malgré ce qui tient aux divers points de vue subjectifs, dont j'aurai à parler, dans les grossissements artificiels, il n'en reste pas moins qu'il y a quelque réalité objective dans tous ces êtres, et par conséquent différence entre eux.

Comment d'ailleurs en serait-il autrement? L'humanité que nous fréquentons et qui ressemble si peu à nos rêves est pourtant la même que, dans les Mémoires, dans les Lettres de gens remarquables, nous avons vue décrite et que nous avons souhaité de connaître. Le vieillard le plus insignifiant avec qui nous dînons est celui dont, dans un livre sur la guerre de 70, nous avons lu avec émotion la fière lettre au prince Frédéric-Charles. On s'ennuie à dîner parce que l'imagination est absente, et, parce qu'elle nous y tient compagnie, on s'amuse avec un livre. Mais c'est des mêmes personnes qu'il est question. Nous aimerions avoir connu Mme de Pompadour qui protégea si bien les arts, et nous nous serions autant ennuyés auprès d'elle qu'auprès des modernes Égéries, chez qui nous ne pouvons nous décider à retourner tant elles sont médiocres. Il n'en reste pas moins que ces différences subsistent. Les gens ne sont jamais tout à fait pareils les uns aux autres, leur manière de se comporter à notre égard, on pourrait dire à amitié égale, trahit des différences qui, en fin de compte, font compensation. Quand je connus Mme de Montmorency, elle aima à me dire des choses désagréables, mais si j'avais besoin d'un service, elle jetait pour l'obtenir avec efficacité tout ce qu'elle possédait de crédit, sans rien ménager. Tandis que telle autre, comme Mme de Guermantes, n'eût jamais voulu me faire de peine, ne disait de moi que ce qui pouvait me faire plaisir, me comblait de toutes les amabilités qui formaient le riche train de vie moral des Guermantes, mais, si je lui avais demandé un rien en dehors de cela, n'eût pas fait un pas pour me le procurer, comme en ces châteaux où on a à sa disposition une automobile, un valet de chambre, mais où il est impossible d'obtenir un verre de cidre, non prévu dans l'ordonnance des fêtes. Laquelle était pour moi la véritable amie, de Mme de Montmorency, si heureuse de me froisser et toujours prête à me servir, de Mme de Guermantes, souffrant du moindre déplaisir qu'on m'eût causé et incapable du moindre effort pour m'être utile? D'autre part, on disait que la duchesse de Guermantes parlait seulement de frivolités, et sa cousine, avec l'esprit le plus médiocre, de choses toujours intéressantes. Les formes d'esprit sont si variées, si opposées, non seulement dans la littérature, mais dans le monde, qu'il n'y a pas que Baudelaire et Mérimée qui ont le droit de se mépriser réciproquement. Ces particularités forment, chez toutes les personnes, un système de regards, de discours, d'actions, si cohérent, si despotique, que quand nous sommes en leur présence il nous semble supérieur au reste. Chez Mme de Guermantes, ses paroles, déduites comme un théorème de son genre d'esprit, me paraissaient les seules qu'on aurait dû dire. Et j'étais, au fond, de son avis, quand elle me disait que Mme de Montmorency était stupide et avait l'esprit ouvert à toutes les choses qu'elle ne comprenait pas, ou quand, apprenant une méchanceté d'elle, la duchesse me disait: «C'est cela que vous appelez une bonne femme, c'est ce que j'appelle un monstre.» Mais cette tyrannie de la réalité qui est devant nous, cette évidence de la lumière de la lampe qui fait pâlir l'aurore déjà lointaine comme un simple souvenir, disparaissaient quand j'étais loin de Mme de Guermantes, et qu'une dame différente me disait, en se mettant de plain-pied avec moi et jugeant la duchesse placée fort au-dessous de nous: «Oriane ne s'intéresse au fond à rien, ni à personne», et même (ce qui en présence de Mme de Guermantes eût semblé impossible à croire tant elle-même proclamait le contraire): «Oriane est snob.» Aucune mathématique ne nous permettant de convertir Mme d'Arpajon et Mme de Montpensier en quantités homogènes, il m'eût été impossible de répondre si on me demandait laquelle me semblait supérieure à l'autre.