– Mais je pourrais la faire chercher sans vous déranger, dis-je obligeamment.

– Voulez-vous vous taire, petit sot, répondit-il avec colère, et ne pas avoir l'air grotesque de considérer comme peu de chose l'honneur d'être probablement (je ne dis pas certainement, car c'est peut-être un valet de chambre qui vous remettra les volumes) reçu par moi. Il se ressaisit: «Je ne veux pas vous quitter sur ces mots. Pas de dissonance avant le silence éternel de l'accord de dominante!» C'est pour ses propres nerfs qu'il semblait redouter son retour immédiatement après d'âcres paroles de brouille. «Vous ne vouliez pas venir jusqu'au Bois», me dit-il d'un ton non pas interrogatif mais affirmatif, et, à ce qu'il me sembla, non pas parce qu'il ne voulait pas me l'offrir, mais parce qu'il craignait que son amour-propre n'essuyât un refus. «Eh bien voilà, me dit-il en traînant encore, c'est le moment où, comme dit Whistler, les bourgeois rentrent (peut-être voulait-il me prendre par l'amour-propre) et où il convient de commencer à regarder. Mais vous ne savez même pas qui est Whistler.» Je changeai de conversation et lui demandai si la princesse d'Iéna était une personne intelligente. M. de Charlus m'arrêta, et prenant le ton le plus méprisant que je lui connusse: «Ah! monsieur, vous faites allusion ici à un ordre de nomenclature où je n'ai rien à voir. Il y a peut-être une aristocratie chez les Tahitiens, mais j'avoue que je ne la connais pas. Le nom que vous venez de prononcer, c'est étrange, a cependant résonné, il y a quelques jours, à mes oreilles. On me demandait si je condescendrais à ce que me fût présenté le jeune duc de Guastalla. La demande m'étonna, car le duc de Guastalla n'a nul besoin de se faire présenter à moi, pour la raison qu'il est mon cousin et me connaît de tout temps; c'est le fils de la princesse de Parme, et en jeune parent bien élevé, il ne manque jamais de venir me rendre ses devoirs le jour de l'an. Mais, informations prises, il ne s'agissait pas de mon parent, mais d'un fils de la personne qui vous intéresse. Comme il n'existe pas de princesse de ce nom, j'ai supposé qu'il s'agissait d'une pauvresse couchant sous le pont d'Iéna et qui avait pris pittoresquement le titre de princesse d'Iéna, comme on dit la Panthère des Batignolles ou le Roi de l'Acier. Mais non, il s'agissait d'une personne riche dont j'avais admiré à une exposition des meubles fort beaux et qui ont sur le nom du propriétaire la supériorité de ne pas être faux. Quant au prétendu duc de Guastalla, ce devait être l'agent de change de mon secrétaire, l'argent procure tant de choses. Mais non; c'est l'Empereur, paraît-il, qui s'est amusé à donner à ces gens un titre précisément indisponible. C'est peut-être une preuve de puissance, ou d'ignorance, ou de malice, je trouve surtout que c'est un fort mauvais tour qu'il a joué ainsi à ces usurpateurs malgré eux. Mais enfin je ne puis vous donner d'éclaircissements sur tout cela, ma compétence s'arrête au faubourg Saint-Germain où, entre tous les Courvoisier et Gallardon, vous trouverez, si vous parvenez à découvrir un introducteur, de vieilles gales tirées tout exprès de Balzac et qui vous amuseront. Naturellement tout cela n'a rien à voir avec le prestige de la princesse de Guermantes, mais, sans moi et mon Sésame, la demeure de celle-ci est inaccessible.»

– C'est vraiment très beau, monsieur, à l'hôtel de la princesse de Guermantes.

– Oh! ce n'est pas très beau. C'est ce qu'il y a de plus beau; après la princesse toutefois.

– La princesse de Guermantes est supérieure à la duchesse de Guermantes?

– Oh! cela n'a pas de rapport. (Il est à remarquer que, dès que les gens du monde ont un peu d'imagination, ils couronnent ou détrônent, au gré de leurs sympathies ou de leurs brouilles, ceux dont la situation paraissait la plus solide et la mieux fixée.)

La duchesse de Guermantes (peut-être en ne l'appelant pas Oriane voulait-il mettre plus de distance entre elle et moi) est délicieuse, très supérieure à ce que vous avez pu deviner. Mais enfin elle est incommensurable avec sa cousine. Celle-ci est exactement ce que les personnes des Halles peuvent s'imaginer qu'était la princesse de Metternich, mais la Metternich croyait avoir lancé Wagner parce qu'elle connaissait Victor Maurel. La princesse de Guermantes, ou plutôt sa mère, a connu le vrai. Ce qui est un prestige, sans parler de l'incroyable beauté de cette femme. Et rien que les jardins d'Esther!

– On ne peut pas les visiter?

– Mais non, il faudrait être invité, mais on n'invite jamais personne à moins que j'intervienne. Mais aussitôt, retirant, après l'avoir jeté, l'appât de cette offre, il me tendit la main, car nous étions arrivés chez moi. «Mon rôle est terminé, monsieur; j'y ajoute simplement ces quelques paroles. Un autre vous offrira peut-être un jour sa sympathie comme j'ai fait. Que l'exemple actuel vous serve d'enseignement. Ne le négligez pas. Une sympathie est toujours précieuse. Ce qu'on ne peut pas faire seul dans la vie, parce qu'il y a des choses qu'on ne peut demander, ni faire, ni vouloir, ni apprendre par soi-même, on le peut à plusieurs et sans avoir besoin d'être treize comme dans le roman de Balzac, ni quatre comme dans les Trois Mousquetaires. Adieu.»

Il devait être fatigué et avoir renoncé à l'idée d'aller voir le clair de lune car il me demanda de dire au cocher de rentrer. Aussitôt il fit un brusque mouvement comme s'il voulait se reprendre. Mais j'avais déjà transmis l'ordre et, pour ne pas me retarder davantage, j'allai sonner à ma porte, sans avoir plus pensé que j'avais affaire à M. de Charlus, relativement à l'empereur d'Allemagne, au général Botha, des récits tout à l'heure si obsédants, mais que son accueil inattendu et foudroyant avait fait s'envoler bien loin de moi.

En rentrant, je vis sur mon bureau une lettre que le jeune valet de pied de Françoise avait écrite à un de ses amis et qu'il y avait oubliée. Depuis que ma mère était absente, il ne reculait devant aucun sans-gêne; je fus plus coupable d'avoir celui de lire la lettre sans enveloppe, largement étalée et qui, c'était ma seule excuse, avait l'air de s'offrir à moi.

«Cher ami et cousin,

«J'espère que la santé va toujours bien et qu'il en est de même pour toute la petite famille particulièrement pour mon jeune filleul Joseph dont je n'ai pas encore le plaisir de connaître mais dont je préfère à vous tous comme étant mon filleul, ces reliques du cœur ont aussi leur poussière, sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains. D'ailleurs cher ami et cousin qui te dit que demain toi et ta chère femme ma cousine Marie, vous ne serez pas précipités tous deux jusqu'au fond de la mer, comme le matelot attaché en haut du grand mât, car cette vie n'est qu'une vallée obscure. Cher ami il faut te dire que ma principale occupation, de ton étonnement j'en suis certain, est maintenant la poésie que j'aime avec délices, car il faut bien passé le temps. Aussi cher ami ne sois pas trop surpris si je ne suis pas encore répondu à ta dernière lettre, à défaut du pardon laisse venir l'oubli. Comme tu le sais, la mère de Madame a trépassé dans des souffrances inexprimables qui l'ont assez fatiguée car elle a vu jusqu'à trois médecins. Le jour de ses obsèques fut un beau jour car toutes les relations de Monsieur étaient venues en foule ainsi que plusieurs ministres. On a mis plus de deux heures pour aller au cimetière, ce qui vous fera tous ouvrir de grands yeux dans votre village car on n'en fera certainement pas autant pour la mère Michu. Aussi ma vie ne sera plus qu'un long sanglot. Je m'amuse énormément à la motocyclette dont j'ai appris dernièrement. Que diriez-vous, mes chers amis, si j'arrivais ainsi à toute vitesse aux Écorces. Mais là-dessus je ne me tairai pas plus car je sens que l'ivresse du malheur emporte sa raison. Je fréquente la duchesse de Guermantes, des personnes que tu as jamais entendu même le nom dans nos ignorants pays. Aussi c'est avec plaisir que j'enverrai les livres de Racine, de Victor Hugo, de Pages choisies de Chênedollé, d'Alfred de Musset, car je voudrais guérir le pays qui ma donner le jour de l'ignorance qui mène fatalement jusqu'au crime. Je ne vois plus rien à te dire et tanvoye comme le pélican lassé d'un long voyage mes bonnes salutations ainsi qu'à ta femme à mon filleul et à ta sœur Rose. Puisse-t-on ne pas dire d'elle: Et Rose elle n'a vécu que ce que vivent les roses, comme l'a dit Victor Hugo, le sonnet d'Arvers, Alfred de Musset, tous ces grands génies qu'on a fait à cause de cela mourir sur les flammes du bûcher comme Jeanne d'Arc. A bientôt ta prochaine missive, reçois mes baisers comme ceux d'un frère.