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– Que désirez-vous? a-t-elle répondu d’une voix tremblante, et jetant tout autour un regard suppliant. Hélas! sa mère était assez loin de là, et près d’elle pas un de ses cavaliers de connaissance. Un seul aide-de-camp m’a paru voir tout cela, mais il s’est caché dans la foule, afin de s’éviter une histoire.

«Quoi donc? a dit le monsieur ivre, en faisant signe du coin de l’œil au capitaine de dragons, qui l’encourageait de ses gestes. Est-ce que cela vous déplaît? J’ai de nouveau l’honneur de vous engager pour la mazurka… Vous pensez peut-être que je suis ivre? mais ce n’est rien!… Je sois très ingambe, je puis vous assurer…»

Je voyais qu’elle était prête à s’évanouir de frayeur et d’indignation.

Je suis allé droit au monsieur ivre; je l’ai pris assez solidement par le bras, l’ai regardé fixement dans les yeux et l’ai invité à se retirer, parce que la princesse m’avait déjà promis depuis longtemps de danser la mazurka avec moi.

«Dans ce cas, il n’y a rien à faire! a-t-il dit d’un air moqueur; à une autre fois;» et il est allé rejoindre ses compagnons, qui rougissaient et qui l’ont emmené dans une autre salle.

J’ai été récompensé par un profond et admirable regard.

La jeune princesse est allée trouver sa mère, et lui a tout raconté; celle-ci m’a cherché dans la foule et m’a remercié. Elle m’a déclaré qu’elle connaissait ma mère et qu’elle était liée avec une demi-douzaine de mes tantes. «Je ne sais comment une occasion ne nous a pas mis en rapport, a-t-elle ajouté, pendant ces jours-ci. Mais avouez que vous en êtes seul la cause; car vous nous fuyez, comme on ne l’a jamais vu faire; j’espère que l’air de mon salon dissipera votre spleen, n’est-ce pas vrai?»

Je lui ai débité une de ces phrases qu’on a toujours prêtes pour de semblables occasions.

Les quadrilles se sont prolongés fort longtemps. Enfin du haut de la galerie la musique a retenti et nous nous sommes assis avec la jeune princesse.

Je ne lui ai pas parlé une seule fois du monsieur ivre, ni de ma conduite précédente, ni de Groutchnitski. L’impression qu’avait produite sur elle cette scène désagréable s’est évanouie peu à peu, et son visage a repris ses couleurs. Elle a plaisanté très finement et sa conversation a été spirituelle, sans prétention à l’esprit, vive et dégagée, ses remarques quelquefois profondes. Je lui ai fait entendre au milieu de quelques phrases très entortillées, qu’elle me plaisait beaucoup, depuis longtemps. Elle a penché sa tête et a rougi légèrement.

«Vous êtes un homme bizarre! m’a-t-elle dit ensuite, en fixant sur moi ses yeux veloutés et en s’efforçant de sourire.

– Je n’ai point voulu faire votre connaissance, ai-je repris, parce que vous aviez un trop grand cercle d’adorateurs et je craignais de disparaître complètement au milieu d’eux.

– Vous avez eu tort d’avoir cette crainte; car ils sont tous ennuyeux.

– Tous! est-ce possible?… tous?»

Elle m’a regardé fixement, tâchant de se souvenir; puis elle a rougi de nouveau légèrement et enfin a prononcé: décidément tous?…

– Mon ami Groutchnitski aussi?

– Ah! il est votre ami? a-t-elle dit, en montrant quelque doute.

– Oui.»

– Il n’est pas, en effet, dans la catégorie des ennuyeux.

– Mais alors il est dans celle des malheureux? lui ai-je dit en plaisantant.

– Sans doute! mais vous êtes un moqueur! Je voudrais bien que vous fussiez à sa place.

– Pourquoi? mais j’ai été moi-même sous-officier autrefois et c’est là le meilleur temps de ma vie.

– Mais est-ce qu’il est sous-officier? a-t-elle dit vivement; puis elle a ajouté: mais je croyais…

– Que croyez-vous?

– Rien!… Quelle est cette dame?»

La conversation a alors changé de direction et nous ne sommes plus revenus sur tout cela.

Enfin la mazurka a fini et nous nous sommes séparés en nous disant au revoir.

Ces dames sont parties et moi je suis allé souper et ai rencontré Verner.

«Ah! m’a-t-il dit: C’est ainsi que vous êtes? Vous ne vouliez faire connaissance avec la princesse que dans le cas où vous auriez à la sauver d’une mort certaine?

– Et j’ai fait mieux! lui ai-je répondu; je l’ai sauvée d’un évanouissement en plein bal!

– Comment donc? racontez-moi cela?

Devinez! vous qui devinez tout en ce monde!

30 Mai.

Vers les sept heures du soir, je suis allé me promener sur le boulevard. Groutchnitski m’a aperçu de loin et est venu à moi. Une joie railleuse brillait dans son regard. Il m’a serré là main fortement et m’a dit d’une voix tragique:

«Je te remercie Petchorin; me comprends-tu?

– Non! Je ne sais ce qui me vaut ton remerciement; je ne me rappelle pas réellement t’avoir rendu quelque service.

– Comment! mais hier! Est-ce que tu as déjà oublié? Marie m’a tout raconté.

– Ah! mais, est-ce que tout est déjà commun entre vous, même la reconnaissance?

– Écoute, m’a dit Groutchnitski très sérieusement, ne te moque pas, je t’en prie, de mon amour, si tu veux rester mon ami; j’aime Marie à la folie; et je crois, et j’espère qu’elle m’aimera aussi. J’ai une prière à te faire: tu iras chez elle ce soir; promets-moi de tout observer. Je sais que tu es très habile à cela et que tu connais mieux les femmes que moi. Ah! les femmes! les femmes, qui peut les deviner? Leurs sourires contredisent leurs regards, leurs paroles promettent et engagent et le son de leur voix repousse; tantôt elles pénètrent et devinent nos plus secrètes pensées, tantôt elles ne comprennent plus nos plus claires allusions. Voilà ce qu’est la jeune princesse; hier, ses yeux brillaient passionnément en s’arrêtant sur moi; maintenant ils sont éteints et froids.

– C’est peut-être la conséquence de l’effet des eaux! lui ai-je dit.

– Tu vois tout de travers; tu es décidément un matérialiste, a-t-il ajouté avec dédain; changeons de matière,» et, content de ce mauvais jeu de mots, il est devenu plus gai.

À huit heures, nous sommes allés ensemble chez la princesse. En passant près de la maison de Viéra je l’ai aperçue à sa croisée. Nous avons échangé un rapide regard. Elle n’a pas tardé à arriver après nous chez les dames Ligowska. La princesse-mère m’a présenté à elle comme à sa parente, on a bu le thé; il y avait beaucoup de monde et la conversation est devenue générale, je me suis efforcé déplaire à madame Ligowska; j’ai plaisanté, et je l’ai fait rire quelquefois de bon cœur. La jeune princesse avait également envie de rire, mais elle se retenait pour ne pas sortir du rôle qu’elle s’était choisi. Elle trouve que la langueur lui va et peut-être ne se trompe-t-elle point.