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Nous sommes entrés en conversation par le chapitre de la médisance; je répétais des calomnies répandues sur nos connaissances présentes et absentes. J’ai d’abord blâmé simplement des ridicules et puis je suis devenu plus méchant; ma bile se soulevait; j’avais commencé par des badinages et j’ai fini par de franches méchancetés. D’abord cela l’a amusée, et puis cela l’a effrayée.

«Vous êtes un homme dangereux! m’a-t-elle dit; j’aimerais mieux tomber au milieu d’une forêt sous le couteau d’un assassin que de subir votre mauvaise langue. Je vous en prie, sans plaisanter, lorsque vous songerez à vous brouiller avec moi, prenez un poignard et égorgez-moi; je crois que cela ne vous sera pas difficile.

– Est-ce que j’ai l’air d’un brigand?

– Vous êtes plus féroce…»

J’ai réfléchi un moment et ensuite je lui ai dit en prenant un air profondément ému:

«Oui! Et telle fut ma destinée, dès ma plus tendre enfance. Tout le monde lisait sur mon visage les signes des plus mauvais penchants; ces signes n’existaient point, mais on les pressentait, et ils ne parurent jamais, j’étais modeste, on m’accusa d’astuce et je devins sournois. Je ressentais profondément le bien et le mal; personne ne me prodiguait la moindre caresse; tous m’outrageaient; je devins vindicatif. J’étais morose, les autres enfants étaient gais et babillards; je me sentais au-dessus d’eux, on me mit plus bas, je devins envieux. J’étais disposé à aimer tout le monde; personne ne me comprit; j’appris la haine. Ma jeunesse flétrie s’écoula au milieu d’une lutte entre la société et moi. Craignant de voir tourner en ridicule mes meilleurs sentiments, je les enfouis au fond de moi-même et ils s’évanouirent. J’aimais la vérité, on ne me crut pas: je me mis à mentir. Connaissant à fond le monde et le mobile de la société, je devins habile dans la science de la vie et je m’aperçus que d’autres, sans la moindre habileté, étaient heureux et recevaient des honneurs et des avantages que je briguais infatigablement. Alors le désespoir naquit dans mon cœur, mais non pas ce désespoir que guérit la balle d’un pistolet; non! mais un désespoir froid et sans force, qui se cache sous un sourire aimable et bienveillant. Je devins un paralytique moral. Une moitié de mon âme languit, se dessécha, et mourut. Je la coupai et la rejetai. L’autre partie s’agita et se mit à vivre dans chacune de ses parties, et personne ne remarqua cela, parce que personne ne savait l’absence de la moitié perdue. Mais vous venez de réveiller en moi son souvenir et je vous lirai son épitaphe. Au plus grand nombre, les épitaphes paraissent ridicules, mais à moi, non; je pense toujours à celui qui repose sous elle. Du reste je ne vous prie point de partager mon opinion; si ma sortie vous paraît ridicule, riez-en! Je vous préviens que cela ne m’affligera pas le moins du monde.»

À ce moment, j’ai rencontré ses yeux; ils étaient pleins de larmes; son bras appuyé sur le mien tremblait; ses joues étaient enflammées; elle me plaignait.

La pitié, ce sentiment auquel se laissent un peu aller toutes les femmes, a pris pied dans son cœur inexpérimenté. Pendant tout le temps de la promenade, elle a été distraite et avec cela sans coquetterie, ce qui est un bien grand symptôme.

Nous sommes arrivés au Proval. Les dames ont abandonné leurs cavaliers, mais elle n’a pas quitté mon bras. Les saillies des élégants du lieu ne l’ont pas fait rire, et l’inclinaison des pentes écroulées sur lesquelles nous nous trouvions ne l’a point effrayée, tandis que les autres dames criaient et se couvraient les yeux.

Pendant le trajet du retour, je n’ai point recommencé notre triste conversation, mais à mes questions diverses et à mes plaisanteries elle répondait brièvement et avec distraction.

«Est-ce que vous avez aimé? lui ai-je demandé enfin.» Elle m’a regardé fixement, a hoché la tête, et est retombée dans sa mélancolie.

Il était clair qu’elle avait quelque chose à me dire, mais elle ne savait par où commencer. Son sein se gonflait; qu’était-il arrivé? Une manche de mousseline est une égide bien faible, et un courant magnétique allait de mon bras au sien. Presque toujours l’amour naît ainsi et la plupart du temps nous nous trompons bien en pensant qu’une femme nous aime pour notre extérieur ou nos qualités morales, tandis qu’ils ne font que préparer et disposer son cœur à recevoir le feu sacré; le moindre premier contact décide l’affaire.

«N’est-ce pas vrai, que j’ai été très aimable aujourd’hui!» m’a dit la jeune princesse, avec un sourire contraint, quand nous sommes revenus de la promenade.

Et nous nous sommes séparés.

Elle est mécontente d’elle-même, s’accuse de froideur; c’est un premier triomphe fort important!

Demain elle voudra me récompenser; je sais cela par cœur. – Voilà l’ennuyeux!

12 Juin.

Aujourd’hui j’ai vu Viéra: Elle m’a fatigué avec sa jalousie. La jeune princesse s’est imaginé, à ce qu’il paraît, de lui confier les secrets de son cœur. Il faut avouer que c’est là un heureux choix!

«Je devine à quoi tout cela aboutira, m’a dit Viéra. Il vaut mieux me dire tout simplement, dès aujourd’hui, que tu l’aimes…

– Mais si je ne l’aime pas?

– Alors pourquoi la poursuivre, la troubler, et agiter son imagination? Oh! je te connais bien! Écoute, si tu veux que je te croie, viens dans une semaine à Kislovodsk; après-demain nous allons nous y fixer; la princesse reste ici plus longtemps. Trouve un logement tout à côté de nous; nous demeurerons dans une grande maison près de la source. En bas doit habiter la princesse Ligowska; mais à côté est une maison du même propriétaire, qui est pareille à la nôtre et n’est pas encore occupée.

– Viendras-tu?»

Je le lui ai promis et aujourd’hui même j’ai envoyé arrêter le logement.

Groutchnitski est venu chez moi à six heures et m’a annoncé que son uniforme serait prêt pour le bal.

– Je pourrai enfin danser avec elle toute la soirée, et comme nous causerons! a-t-il ajouté.

– À quand le bal?

– Mais demain. Est-ce que tu ne le sais pas? C’est une grande fête, et l’autorité du lieu s’est chargée elle-même de la préparer.

– Allons au boulevard.

– Pour rien au monde, avec cet affreux manteau?…

– Comment, tu ne l’aimes déjà plus?»

Je suis allé seul au boulevard et j’ai rencontré la princesse Marie; je l’ai invitée pour la mazurka; elle s’en est montrée fort étonnée et pleine de joie.

– Je croyais que vous ne dansiez que par nécessité absolue, comme la fois passée, m’a-t-elle dit avec un sourire charmant.

Il paraît qu’elle ne s’aperçoit pas du tout de l’absence de Groutchnitski.

– Vous serez très agréablement surprise, lui ai-je dit.

– De quoi?