Enfin nous nous sommes séparés; je l’ai suivie longtemps du regard jusqu’à ce que son chapeau ait disparu au milieu des arbres et des rochers. Mon cœur malade s’est serré comme après notre première séparation. Je me suis réjoui de ce sentiment! Est-ce que ce serait la jeunesse avec ses orages bienfaisants qui voudrait encore me revenir? ou bien serait-ce sa dernière faveur? son regard d’adieu? son dernier don pour le souvenir? Il serait vraiment plaisant de m’imaginer que j’ai encore l’air d’un adolescent! Et cependant mon visage, quoique pâle, est encore frais, mes membres sont souples et vigoureux; mes cheveux forment d’épaisses boucles, mes yeux jettent des flammes, mon sang bouillonne!
Je suis revenu chez moi, je suis monté à cheval et suis allé galoper dans la steppe. J’aime courir sur un cheval fougueux à travers les grandes herbes et contre le vent. J’aspire avec avidité les émanations suaves; je plonge mon regard dans les bleus lointains, m’efforçant de saisir les contours vagues des objets; qui, à chaque instant, deviennent de plus en plus perceptibles et s’éclairent. Quelle que soit l’affliction qui enveloppe mon cœur, quelle que soit l’inquiétude qui tourmente ma pensée; tout en un instant disparaît: quelque chose de léger se lève dans mon âme; la fatigue du corps triomphe du trouble de l’esprit. Il n’y a pas de regard de femme que je ne puisse oublier, en voyant nos montagnes boisées, illuminées par le soleil de juin, le ciel bleu, et en écoutant le torrent, qui roule avec fracas de rocher en rocher.
Je pense que les Cosaques, qui bâillent sur la porte de leurs chaumières, en me voyant galoper sans raison et sans but, ont dû longtemps s’inquiéter de cette énigme; car à mon vêtement ils doivent me prendre pour un Circassien. On m’a dit effectivement, que lorsque j’étais à cheval dans le costume circassien, je ressemblais beaucoup plus à un Kabardien que bon nombre d’habitants de Kabarda. Et en effet qui oserait altérer ces nobles vêtements de guerre? Quant à moi, je les porte en dandy accompli: pas un galon inutile, des armes de prix, mais d’un simple travail; un chapeau en fourrure ni trop haut ni trop bas; des jambières et des sandales: parfaitement ajustées; un bechmet [17] blanc; un alezan circassien; j’ai étudié longtemps la manière de s’asseoir des habitants de la montagne et on ne peut mieux flatter mon amour-propre, qu’en reconnaissant mon habileté à monter à cheval comme les gens du Caucase. J’ai quatre chevaux, un pour moi, trois pour mes amis, afin de ne pas m’ennuyer à courir seul les champs. Ils montent mes chevaux avec plaisir, mais ne vont jamais avec moi. Il était déjà six heures du soir lorsque je me suis souvenu qu’il était temps de dîner; mon cheval était épuisé et je suis revenu par le chemin qui conduit à la colonie allemande de Piatigorsk où souvent la société des eaux va en pique-nique. Le chemin serpente au milieu des arbres, et descend dans un petit ravin, où coulent en murmurant sous les hautes tiges des foins, de petits ruisseaux. Autour s’élèvent en amphithéâtre les masses sombres du Bechtou, du Zmiennoï, du Geliesnoï et du Lissoï. En descendant dans un de ces ravins que les habitants du pays appellent Balkami, je me suis arrêté pour abreuver mon cheval. En ce moment une cavalcade bruyante et fort élégante s’est montrée dans le chemin. Les dames étaient en amazones noires et bleues et les cavaliers en costume mélangé de circassien et de vêtements ordinaires; Groutchnitski marchait en tête avec la princesse Marie.
Les dames, aux eaux, croient encore aux attaques des Circassiens en plein jour. Probablement à cause de cela Groutchnitski avait suspendu sous son manteau de soldat un sabre et une paire de pistolets. Il était assez plaisant sous ce costume de héros. Un grand buisson me cachait à leurs yeux; mais à travers les feuilles j’ai pu voir et deviner à l’expression de leurs visages que la conversation avait un tour sentimental; ils sont arrivés enfin auprès de la descente, Groutchnitski a pris le cheval de la jeune princesse par les rênes, et j’ai pu entendre la fin de leur conversation.
– Et vous voulez passer toute votre vie au Caucase? disait la princesse.
– Qu’est pour moi la Russie? a répondu son cavalier. Une contrée où des milliers d’hommes, parce qu’ils sont plus riches que moi, me regarderont avec mépris; tandis qu’ici ce grossier uniforme ne m’a pas empêché de faire connaissance avec vous.
– Au contraire! a dit la princesse en rougissant légèrement.
Le visage de Groutchnitski s’est illuminé de plaisir; il a continué:
– Ici, au milieu du bruit et sous les balles de ces peuples sauvages, ma vie s’écoule vite et sans que je m’en aperçoive, et si Dieu m’envoyait chaque jour un regard ardent de femme, un seul semblable à celui…
À ce moment ils arrivaient au point où je me trouvais; j’ai fouetté mon cheval à l’épaule et suis sorti du milieu des arbres.
«Mon Dieu! un Circassien!» s’est écriée la princesse avec terreur.
Afin de les détromper, j’ai répondu en français, les saluant légèrement:
«Ne craignez rien, Madame, je ne suis pas plus dangereux que votre cavalier.»
Elle a paru agitée – mais pourquoi? Était-ce à cause de son erreur, ou à cause de l’audace de ma réponse. J’aurais désiré que ma dernière supposition fût vraie, Groutchnitski m’a envoyé un regard de mécontentement.
Après la soirée, vers onze heures, je suis allé me promener dans l’allée, sous les tilleuls du boulevard. La ville dormait, cependant on voyait encore de la lumière à quelques fenêtres. De trois côtés, des rochers; c’est la chaîne du Machuk, au sommet de laquelle s’étend un nuage de mauvais augure. La lune s’est levée à l’orient; au loin les montagnes couvertes de neige brillent comme une frange d’argent. Les cris des sentinelles se mêlent au bruit des sources minérales ouvertes pendant la nuit. De temps en temps le pas sonore d’un cheval retentit dans les rues; le claquement du fouet des postillons lui forme un accompagnement, auquel se joint un refrain tartare. Je me suis assis sur un banc et me suis mis à rêver…
Je sentais le besoin d’épancher mes pensées dans une conversation amicale… mais avec qui? Que fait Viéra maintenant? je donnerais bien des choses pour lui serrer la main en ce moment.
Soudain, j’entends des pas rapides et inégaux; sûrement c’est Groutchnitski, et c’est lui en effet.
– D’où viens-tu?
– De chez les princesses Ligowska, m’a-t-il dit d’une voix grave; comme Marie chante!…
– Je parierais qu’elle ignore que tu es sous-officier; elle croit sans doute que tu es un officier destitué.
– Peut-être! Que cela peut-il me faire? a-t-il dit d’une manière distraite.
– Rien! Je dis cela seulement…
– Mais sais-tu, toi, que tu l’as irritée sérieusement? Elle a trouvé que tu étais d’une arrogance inouïe. J’ai tâché de lui persuader que tu étais au contraire très aimable, que tu savais bien le monde et que tu ne pouvais avoir eu l’intention de l’offenser. Mais elle m’a dit que tu avais le regard impertinent et que sûrement tu devais avoir une très haute opinion de toi-même.