LXXIII
La vérité ne fait pas tant de bien dans le monde que les apparences de la vérité font de mal.
LXXIV
Comment peut-on répondre de ce qu'on voudra à l'avenir, puisque l'on ne sait pas précisément ce que l'on veut dans le temps présent?
LXXV
On élève la prudence jusqu'au ciel, et il n'est sorte d'éloge qu'on ne lui donne elle est la règle de nos actions et de notre conduite, elle est la maîtresse de la fortune, elle fait le destin des empires, sans elle on a tous les maux, avec elle on a tous les biens, et comme disait autrefois un poète, quand nous avons la prudence, il ne nous manque aucune divinité, pour dire que nous trouvons dans la prudence tout le secours que nous demandons aux dieux. Cependant la prudence la plus consommée ne saurait nous assurer du plus petit effet du monde, parce que travaillant sur une matière aussi changeante et aussi inconnue qu'est l'homme, elle ne peut exécuter sûrement aucun de ses projets: d'où il faut conclure que toutes les louanges dont nous flattons notre prudence ne sont que des effets de notre amour-propre, qui s'applaudit en toutes choses, et en toutes rencontres.
LXXVI
Un habile homme doit savoir régler le rang de ses intérêts et les conduire chacun dans son ordre. Notre avidité le trouble souvent en nous faisant courir à tant de choses à la fois que, pour désirer trop les moins importantes, nous ne les faisons pas assez servir à obtenir les plus considérables.
LXXVII
L'amour est à l'âme de celui qui aime ce que l'âme est au corps qu'elle anime.
LXXVIII
Il est malaisé de définir l'amour; tout ce qu'on peut dire est que dans l'âme c'est une passion de régner, dans les esprits c'est une sympathie, et dans le corps ce n'est qu'une envie cachée et délicate de jouir de ce que l'on aime après beaucoup de mystères.
LXXIX
Il n'y a point d'amour pur et exempt de mélange de nos autres passions que celui qui est caché au fond du cœur, et que nous ignorons nous-mêmes.
LXXX
Il n'y a point de déguisement qui puisse longtemps cacher l'amour où il est, ni le feindre où il n'est pas.
LXXXI
Comme on n'est jamais en liberté d'aimer, ou de cesser d'aimer, l'amant ne peut se plaindre avec justice de l'inconstance de sa maîtresse, ni elle de la légèreté de son amant.
LXXXII
Si on juge de l'amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus à la haine qu'à l'amitié.
LXXXIII
On peut trouver des femmes qui n'ont jamais fait de galanterie; mais il est rare d'en trouver qui n'en aient jamais fait qu'une.
LXXXIV
Il n'y a que d'une sorte d'amour; mais il y en a mille différentes copies.
LXXXV
L'amour aussi bien que le feu ne peut subsister sans un mouvement continuel, et il cesse de vivre dès qu'il cesse d'espérer ou de craindre.
LXXXVI
Il est de l'amour comme de l'apparition des esprits: tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu.
LXXXVII
L'amour prête son nom à un nombre infini de commerces qu'on lui attribue, où il n'a non plus de part que le Doge en a à ce qui se fait à Venise.
LXXXVIII
La justice n'est qu'une vive appréhension qu'on ne nous ôte ce qui nous appartient; de là vient cette considération et ce respect pour tous les intérêts du prochain, et cette scrupuleuse application à ne lui faire aucun préjudice; cette crainte retient l'homme dans les bornes des biens que la naissance, ou la fortune, lui ont donnés, et sans cette crainte il ferait des courses continuelles sur les autres.
LXXXIX
La justice, dans les juges qui sont modérés, n'est que l'amour de leur élévation.
XC
On blâme l'injustice, non pas par l'aversion que l'on a pour elle, mais pour le préjudice que l'on en reçoit.
XCI
L'amour de la justice n'est que la crainte de souffrir l'injustice.
XCII
Le silence est le parti le plus sûr de celui qui se défie de soi-même.
XCIII
Ce qui rend nos inclinations si légères, et si changeantes, c'est qu'il est aisé de connaître les qualités de l'esprit, et difficile de connaître celles de l'âme.
XCIV
L'amitié la plus désintéressée n'est qu'un trafic où notre amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner.
XCV
La réconciliation avec nos ennemis, qui se fait au nom de la sincérité, de la douceur et de la tendresse, n'est qu'un désir de rendre sa condition meilleure, une lassitude de la guerre, et une crainte de quelque mauvais événement.
XCVI
Quand nous sommes las d'aimer, nous sommes bien aises que l'on devienne infidèle, pour nous dégager de notre fidélité.
XCVII
Le premier mouvement de joie que nous avons du bonheur de nos amis ne vient ni de la bonté de notre naturel, ni de l'amitié que nous avons pour eux; c'est un effet de l'amour-propre qui nous flatte de l'espérance d'être heureux à notre tour ou de retirer quelque utilité de leur bonne fortune.
XCVIII
Nous nous persuadons souvent mal à propos d'aimer les gens plus puissants que nous; l'intérêt seul produit notre amitié, et nous ne nous donnons pas à eux pour le bien que nous leur voulons faire, mais pour celui que nous en voulons recevoir.
XCIX
Dans l'adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas.
C
Comment prétendons-nous qu'un autre garde notre secret si nous n'avons pas pu le garder nous-mêmes?
CI
Comme si ce n'était pas assez à l'amour-propre d'avoir la vertu de se transformer lui-même, il a encore celle de transformer les objets, ce qu'il fait d'une manière fort étonnante; car non seulement il les déguise si bien qu'il y est lui-même trompé, mais il change aussi l'état et la nature des choses. En effet, lorsqu'une personne nous est contraire, et qu'elle tourne sa haine et sa persécution contre nous, c'est avec toute la sévérité de la justice que l'amour-propre juge de ses actions; il donne à ses défauts une étendue qui les rend énormes, et il met ses bonnes qualités dans un jour si désavantageux qu'elles deviennent plus dégoûtantes que ses défauts. Cependant, dès que cette même personne nous devient favorable ou que quelqu'un de nos intérêts la réconcilie avec nous, notre seule satisfaction rend aussitôt à son mérite le lustre que notre aversion venait de lui ôter; les mauvaises qualités s'effacent et les bonnes parassent avec plus d'avantage qu'auparavant; nous rappelons même toute notre indulgence pour la forcer à justifier la guerre qu'elle nous a faite. Quoique toutes les passions montrent cette vérité, l'amour la fait voir plus clairement que les autres; car nous voyons un amoureux, agité de la rage où l'a mis l'oubli ou l'infidélité de ce qu'il aime, méditer pour sa vengeance tout ce que cette passion inspire de plus violent; néanmoins, aussitôt que sa vue a calmé la fureur de ses mouvements, son ravissement rend cette beauté innocente, il n'accuse plus que lui-même, il condamne ses condamnations, et par cette vertu miraculeuse de l'amour-propre il ôte la noirceur aux mauvaises actions de sa maîtresse et en sépare le crime pour s'en charger lui-même.