Treize ans plus tard, alors que je faisais quelques pas solitaires près de la maison qu'habitait mon oncle Simon, non loin de Genève, je me suis retrouvé par hasard devant la propriété de Laura. J'ai alors pensé au Zubial. Qu'aurait-il fait de ce coup du sort? La réponse allait de soi; il n'aurait pas reculé. Mais j'étais là en vacances avec ma femme que j'aime, et mes deux premiers enfants. Les circonstances ne se prêtaient pas à un nouveau numéro de voltige. Nous devions passer à table trois quarts d'heure plus tard, chez le frère du Zubial. Pourtant, la voix de l'hérédité fut la plus forte.

Je me suis dirigé vers le hameau de Laura, en ignorant quelle maison était précisément la sienne. Je savais qu'elle partageait cette poignée de bâtiments avec ses beaux-parents mais je n'y avais jamais été reçu. Et puis, y vivait-elle encore? Était-elle en voyage, partie faire des courses? Son mari rentrait-il déjeuner?

Dans la cour, il n'y avait personne; seul un vieux chat suisse sommeillait. Je suis entré dans l'une des maisons, en priant pour que ce fût la bonne, et là j'ai entendu la voix de Laura, ou plutôt son rire, ce rire clair qui me rendit aussitôt à notre passé radieux. Elle s'amusait avec un enfant, au premier étage. J'ai gravi l'escalier, fait quelques pas dans un couloir obscur, en cambrioleur discret. Je n'étais plus tout à fait moi, un peu Zubial, terriblement troublé. Une porte s'est ouverte; Laura m'est apparue, treize ans après, avec un enfant dans les bras.

La rencontre nous figea l'un et l'autre. Son visage, jadis si pur, était ravagé, jauni, détérioré par je ne sais quel cataclysme affectif. Seuls ses yeux très bleus disaient encore sa présence d'antan. Ses cheveux devenus moussus me parurent tragiquement moins abondants. Étaient-ils même encore d'origine? J'eus un tressaillement d'effroi, un léger mouvement de recul. Laura, elle, me regardait avec une telle stupeur que ses interrogations se lisaient sur sa physionomie. Que faisait son amant d'autrefois dans son couloir? Était-ce bien moi? Elle confia l'enfant à une nounou alémanique rustaude; nous descendîmes ensuite dans le salon, encore groggy du choc de nos retrouvailles impromptues.

Laura me parla tout de suite de son cancer qui l'exténuait moins que les traitements cruels qu'on lui infligeait; alors tout bascula. Soudain bouleversé jusqu'au tréfonds, ma répulsion se changea en compassion. Je la traitai aussitôt comme si sa beauté ne l'avait jamais oubliée, lui serrai la main, la cajolai, m'efforçai de paraître encore épris et, sans tarder, lui avouai l'importance de notre histoire. En l'espace d'un quart d'heure, tout fut dit, ma reconnaissance, l'idée rémanente d'un certain bonheur physique qu'elle m'avait imprimé dans l'esprit et dans le corps. En la quittant, je l'embrassai même avec la plus vive passion, dans l'oreille, comme avant.

Cinq minutes plus tard, je passais à table chez mon oncle, avec ma femme, mes enfants, quelques cousins helvétiques et amis. En servant le poulet, je restais muet, encore plein de la scène irréelle qui venait de me bouleverser. Que pouvais-je leur dire à tous? Rien. Ce qui s'était produit, en l'espace de trois quarts d'heure, ce matin-là, était trop zubialesque pour que je pusse parler librement et être cru. En cet instant, alors que nous dévorions ce volatile accompagné de pommes sarladaises, qui m'aurait vraiment compris? C'était à mon père que j'aurais voulu me confier, lui qui était si accoutumé à fréquenter l'invraisemblable.

Ce jour-là, quinze ans après son dernier sourire, son absence me fit mal, comme toutes les fois où je me suis senti trop Jardin pour l'être seul. Mais il y eut également des épisodes où ce manque me fut plus douloureux encore; ce fut hélas le cas lorsque je vis mon frère Emmanuel tenter de devenir un nouveau Zubial, de la façon la plus terrible.

Par une étrange férocité du destin, Emmanuel s'attacha à emprunter les pires travers de notre père; je dis les pires car, pour les assumer, il eût fallu que la nature le dote de l'anormal ressort du Zubial. Pris isolément, les défauts charmants dont papa faisait des qualités ensorcelantes allaient devenir hautement toxiques pour mon frère dont le charme était ailleurs.

Imiter l'ombre portée de notre père, qui ne cessait de s'agrandir à mesure qu'il s'éloignait de nous, relevait de la roulette russe. Dans sa furieuse gaieté, le Zubial avait eu le tort de faire croire à ses enfants que ses jeux n'étaient pas dangereux. Mon frère avait refusé d'accepter que le funambulisme est un art mortel, réservé à ceux dont la colonne vertébrale est de fer; sur les fils, tout le monde finit par chuter. Sa tentative fut tragique. J'en reste horriblement blessé, terrifié parfois d'être moi aussi le fils de cet homme qui nous donna le goût des gouffres.

Trois semaines après la mort du Zubial, mon frère adoré eut l'idée de suborner, et d'aimer avec entrain, le dernier amour de notre père. La séduction du fils, diabolique, opéra comme avait agi celle du Zubial. La jeune femme, perdue de chagrin, céda, s'enflamma; on la comprend. Mon frère crut alors que le rôle qu'il s'était distribué était le sien. Il emménagea chez la dame, devint un imaginaire Monsieur Jardin en négligeant d'être celui qu'il était effectivement. Frédéric, mon petit frère, et moi en demeurâmes consternés. Malgré notre jeune âge, nous flairions que le sentier dans lequel s'engageait notre aîné était trop abrupt pour lui. Pour qui ne l'aurait-il pas été? Prendre la succession des amours de son père est en soi un exercice déconseillé pour la santé. Mais là, il était évident que mon frère se glissait dans un chapitre qu'il n'avait pas écrit lui-même; il n'en serait que le personnage, un personnage tragiquement en quête d'auteur.

Par la suite, tout dans sa destinée me parut à l'avenant; dès qu'un précipice se présentait, mon frère kamikaze s'appliquait à ne pas l'éviter. C'est ainsi qu'il décida un jour d'épouser une femme, assez tentante il est vrai, une semaine après lui avoir serré la main à Athènes. La noce fut d'abord ajournée, transformée en un curieux bal de fiançailles improvisé, puis elle eut lieu et cet amour brusqué se détériora aussi vite qu'il s'était constitué.

Mon frère avait oublié que, lorsque notre père traversait un malheur, c'est qu'il en était généralement la cause et le dramaturge. Il agissait en écrivain soucieux de maîtriser ses effets, de régler ses propres dégringolades et ses chagrins, auxquels il finissait par croire. Je l'ai vu par deux fois quitter une femme pour se mettre en état d'achever un chapitre, et en pleurer des larmes qu'il imaginait sincères.

Emmanuel voulut un destin sans accepter les préambules qui y préparent et le légitiment, une trajectoire d'homme-canon. Toujours je le vis mettre un romanesque délétère dans son quotidien, en s'écartant irrésistiblement de sa propre singularité qui était pourtant flagrante. Quel être sublime! Mais il refusait avec passion d'être lui-même, comme si cela eût été insuffisant. Et je le comprenais si bien… S'il s'était un peu moins appliqué à être notre père, sans doute aurait-il été l'une des plus étonnantes figures de notre étrange tribu; et qui sait, peut-être le plus poète de nos écrivains, pratiquant ou non.

Sa folle course s'est terminée au bout d'un chemin, le matin où, fatigué d'être lui-même, ou de ne l'être pas assez, il enfonça le canon d'un fusil dans sa bouche. Son cerveau magnifique fut brûlé. La détonation ne cessera jamais de résonner en moi. Ce jour-là, j'eus envie d'aller cracher sur la tombe du Zubial. Quand j'appris la nouvelle sur une île du Pacifique, en terre kanake, j'eus honte d'être Jardin. Que vaut une famille dont les idées pleines de roman et les rêves illimités tuent l'un de ses fils en le rendant fou?

D'autres sont également morts d'être de ce sang maudit; la liste effroyable ne s'arrêta pas là. Si tous les clans ont leur lot de tragique, le nôtre a seulement ceci de particulier que nos morts nous laissent de grandes questions. Le suicide d'Emmanuel me renvoie chaque jour à celle qui ne cesse de me persécuter: me suis-je perdu ou trouvé en m'écartant des chemins du Zubial?

Mais m'en suis-je éloigné?

J'ai douze ans. Une famille de gens charmants m'accueille dans un coin de campagne anglaise, sous les coupoles du château colonial de Sezincote, dans le Gloucestershire. Tout ici respire une Inde rêvée, une Angleterre évanouie que perpétue Lady Peak, épouse du Lord du même nom. On m'y enseigne les rudiments de la langue sophistiquée que parlent ces experts en thés indiens, ces amateurs de promenades en calèche qui devisent également en latin, le soir venu, autour de succulents repas familiaux pris en smoking. À la lueur de candélabres birmans, on y évoque les États-Unis comme une ancienne colonie, New York et Singapour font figure de comptoirs florissants.

Après les collations servies à cinq heures, mon correspondant m'initie aux subtilités du croquet dans une serre victorienne qui abrite un gazon aux airs de moquette. Algernon, le valet de chambre, me donne du Monsieur, pousse le chic jusqu'à me parler dans son idiome insulaire en affectant un accent qu'il croit français, pour m'être agréable. Les dimanches, le père nous conduit en Bentley à de trépidantes chasses au renard. La mère veille sur mon sommeil, panse mes égratignures avec dévotion et me gave de cake. La fille se baigne nue dans la piscine pour me charmer les yeux, et m'agacer les sens. Le grand-père, un peu vicieux, me fiche la paix. Tout va pour le mieux dans la meilleure Angleterre.

C'est alors que me vint une idée.

Je savais le Zubial amateur d'émotions fortes. Par amour pour lui, je résolus de lui en concocter de violentes, pimentées selon son goût. Satisfaire son inclination pour les sensations excessives me réjouissait au plus haut degré.

Je m'emparai d'un stylo et écrivis deux lettres, l'une à ma mère, l'autre à mon père. Dans cette dernière, je décrivais mon séjour comme une longue détention dans un taudis mal famé, au sein d'une famille de junkies qui n'auraient eu de cesse de me faire des injections d'héroïne pure en m'attachant à un radiateur. Sous ma plume, il y avait plus de cocaïne que de glucose dans les sucriers de Lord Peak, le père violait de temps à autre ses invités au cours de bacchanales fiévreuses, la mère lubrique s'adonnait aux pires turpitudes et Algernon, le butler, devenait un trafiquant immonde, vivant du commerce d'organes qu'il volait à des enfants faméliques de Liverpool. Je n'avais pas fait dans la dentelle, assaisonnant au passage tous les acteurs prévenants de mes délicieuses vacances chez les Peak. Mon texte se terminait par un appel au secours véritablement poignant.