Ce n’est pas tout. Chacun de ses gestes était une maladresse. Elle ne pouvait faire un pas sans se heurter à quelque chose; ses mains laissaient toujours retomber l’objet saisi; ses bras accrochaient les meubles et fauchaient tout ce qu’il y avait dessus… Elle vous marchait sur les pieds, vous enfonçait, en marchant, ses coudes dans la poitrine. Puis, elle s’excusait d’une voix rude, sourde, d’une voix qui vous soufflait au visage une odeur empestée, une odeur de cadavre… Dès qu’elle entrait dans l’antichambre, c’était aussitôt parmi nous, comme une sorte de plainte irritée qui, vite, se changeait en récriminations insultantes et s’achevait en grognements. La misérable créature traversait la pièce sous les huées, roulait sur ses courtes jambes, renvoyée de l’une à l’autre comme une balle, allait s’asseoir dans le fond, sur la banquette. Et chacune affectait de se reculer, avec des gestes de significatif dégoût, et des grimaces qui s’accompagnaient d’une levée de mouchoirs… Alors, dans l’espace vide, instantanément formé, derrière ce cordon sanitaire qui l’isolait de nous, la morne fille s’installait, s’accotait au mur, silencieuse et maudite, sans une plainte, sans une révolte, sans même avoir l’air de comprendre que ce mépris s’adressât à elle.
Bien que je me mêlasse, quelquefois, pour faire comme les autres, à ces jeux féroces, je ne pouvais me défendre, envers la petite bretonne, d’une espèce de pitié. J’avais compris que c’était là un être prédestiné au malheur, un de ces êtres qui, quoi qu’ils fassent, où qu’ils aillent, seront éternellement repoussés des hommes, et aussi des bêtes, car il y a une certaine somme de laideur, une certaine forme d’infirmités que les bêtes elles-mêmes ne tolèrent pas.
Un jour, surmontant mon dégoût, je m’approchai d’elle, et lui demandai:
– Comment vous appelez-vous?…
– Louise Randon…
– Je suis bretonne… d’Audierne… Et vous aussi, vous êtes bretonne?
Étonnée que quelqu’un voulût bien lui parler, et craignant une insulte ou une farce, elle ne répondit pas tout de suite… Elle enfouit son pouce dans les profondes cavernes de son nez. Je réitérai ma question:
– De quelle partie de la Bretagne êtes-vous?
Alors, elle me regarda et, voyant sans doute que mes yeux n’étaient pas méchants, elle se décida à répondre:
– Je suis de Saint-Michel-en-Grève… près de Lannion.
Je ne sus plus que lui dire… Sa voix me repoussait. Ce n’était pas une voix, c’était quelque chose de rauque et de brisé, comme un hoquet… quelque chose aussi de roulant, comme un gargouillement… Ma pitié s’en allait avec cette voix… Pourtant, je poursuivis:
– Vous avez encore vos parents?
– Oui… mon père… ma mère… deux frères… quatre sœurs… Je suis l’aînée…
– Et votre père?… qu’est-ce qu’il fait?…
– Il est maréchal ferrant.
– Vous êtes pauvre?
– Mon père a trois champs, trois maisons, trois batteuses…
– Alors, il est riche?…
– Bien sûr… il est riche… Il cultive ses champs… il loue ses maisons… avec ses batteuses il va, dans la campagne, battre le blé des paysans… et c’est mon frère qui ferre les chevaux…
– Et vos sœurs?
– Elles ont de belles coiffes, avec de la dentelle… et des robes bien brodées.
– Et vous?
– Moi, je n’ai rien…
Je me reculai pour ne pas sentir l’odeur mortelle de cette voix…
– Pourquoi êtes-vous domestique?… repris-je.
– Parce que…
– Pourquoi avez-vous quitté le pays?
– Parce que…
– Vous n’étiez pas heureuse?…
Elle dit très vite d’une voix qui se précipitait et roulait les mots… comme sur des cailloux:
– Mon père me battait… ma mère me battait… mes sœurs me battaient… tout le monde me battait… on me faisait tout faire… C’est moi qui ai élevé mes sœurs…
– Pourquoi vous battait-on?
– Je ne sais pas… pour me battre… Dans toutes les familles, il y en a toujours une qui est battue… parce que… voilà… on ne sait pas…
Mes questions ne l’ennuyaient plus. Elle prenait confiance…
– Et vous… me dit-elle… est-ce que vos parents ne vous battaient pas?…
– Oh! si…
– Bien sûr… C’est comme ça…
Louise ne fouilla plus son nez… et posa ses deux mains, aux ongles rognés, à plat, sur ses cuisses… On chuchotait, autour de nous. Les rires, les querelles, les plaintes empêchaient les autres d’entendre notre conversation…
– Mais comment êtes-vous venue, à Paris? demandai-je après un silence.
– L’année dernière… conta Louise… il y avait à Saint-Michel-en-Grève une dame de Paris qui prenait les bains de mer avec ses enfants… Je me suis proposée chez elle… parce qu’elle avait renvoyé sa domestique qui la volait. Et puis… elle m’a emmenée à Paris… pour soigner son père… un vieux, infirme, qui était paralysé des jambes…
– Et vous n’êtes pas restée dans votre place?… À Paris, ce n’est plus la même chose…
– Non… fit-elle, avec énergie. Je serais bien restée, ça n’est pas ça… Seulement, on ne s’est pas arrangé…
Ses yeux, si ternes, s’éclairèrent étrangement. Je vis dans son regard briller une lueur d’orgueil. Et son corps se redressait, se transfigurait presque.
– On ne s’est pas arrangé, reprit-elle… Le vieux voulait me faire des saletés…
Un instant, je restai abasourdie par cette révélation. Était-ce possible? Un désir, même le désir d’un ignoble et infâme vieillard, était allé vers elle, vers ce paquet de chair informe, vers cette ironie monstrueuse de la nature… Un baiser avait voulu se poser sur ces dents cariées, se mêler à ce souffle de pourriture… Ah! quelle ordure est-ce donc que les hommes?… Quelle folie effrayante est-ce donc que l’amour… Je regardai Louise… Mais la flamme de ses yeux s’était éteinte… Ses prunelles avaient repris leur aspect mort de tache grise.
– Il y a longtemps de ça?… demandai-je…
– Trois mois…
– Et depuis, vous n’avez pas retrouvé de place?
– Personne ne veut plus de moi… Je ne sais pas pourquoi… Quand j’entre dans le bureau, toutes les dames crient, en me voyant: «Non, non… je ne veux pas de celle-là»… Il y a un sort sur moi, pour sûr… Car enfin, je ne suis pas laide… je suis très forte… je connais le service… et j’ai de la bonne volonté. Si je suis trop petite, ce n’est pas de ma faute… Pour sûr, on a jeté un sort sur moi…
– Comment vivez-vous?
– Chez le logeur; je fais toutes les chambres, et je ravaude le linge… On me donne une paillasse dans une soupente et, le matin, un repas…
Il y en avait donc de plus malheureuses que moi!… Cette pensée égoïste ramena dans mon cœur la pitié évanouie.
– Écoutez… ma petite Louise… dis-je d’une voix que j’essayai de rendre attendrie et convaincante… C’est très difficile, les places à Paris… Il faut savoir bien des choses, et les maîtres sont plus exigeants qu’ailleurs. J’ai bien peur pour vous… À votre place, moi, je retournerais au pays…
Mais Louise s’effraya:
– Non… non… fit-elle… jamais!… Je ne veux pas rentrer au pays… On dirait que je n’ai pas réussi… que personne n’a voulu de moi… on se moquerait trop… Non… non… c’est impossible… j’aimerais mieux mourir!…
À ce moment, la porte de l’antichambre s’ouvrit. La voix aigre de Mme Paulhat-Durand appela:
– Mademoiselle Louise Randon!
– C’est-y moi qu’on appelle?… me demanda Louise, effarée et tremblante…
– Mais oui… c’est vous… Allez vite… et tâchez de réussir, cette fois…
Elle se leva, me donna dans la poitrine, avec ses coudes écartés, un renfoncement, me marcha sur les pieds, heurta la table, et roulant sur ses jambes trop courtes, poursuivie par les huées, elle disparut.
Je montai sur la banquette, et poussai le vasistas, pour voir la scène qui allait se passer là… Jamais le salon de Mme Paulhat-Durand ne me parut plus triste: pourtant Dieu sait s’il me glaçait l’âme, chaque fois que j’y entrais. Oh! ces meubles de reps bleu, jaunis par l’usure; ce grand registre étalé, comme une carcasse de bête fendue, sur la table qu’un tapis de reps, bleu aussi, recouvrait de taches d’encre et de tons pisseux… Et ce pupitre, où les coudes de M. Louis avaient laissé, sur le bois noirci, des places plus claires et luisantes… et le buffet dans le fond, qui montrait des verreries foraines, des vaisselles d’héritage… Et sur la cheminée, entre deux lampes débronzées, entre des photographies pâlies, cette agaçante pendule, qui rendait les heures plus longues, avec son tic-tac énervant… et cette cage, en forme de dôme, où deux serins nostalgiques gonflaient leurs plumes malades… Et ce cartonnier aux cases d’acajou, éraflées par des ongles cupides… Mais je n’étais pas là en observation pour inventorier cette pièce, que je connaissais, hélas! trop bien… cet intérieur lugubre, si tragique, malgré son effacement bourgeois, que, bien des fois, mon imagination affolée le transformait en un funèbre étal de viande humaine… Non… je voulais voir Louise Randon aux prises avec les trafiquants d’esclaves…