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– «Je certifie que la fille J…

S’interrompant brusquement, elle dirigea d’atroces regards vers Jeanne, anxieuse et de plus en plus troublée:

– La fille?… Il y a bien la fille… Ah ça!… vous n’êtes donc pas mariée?… Vous avez un enfant… et vous n’êtes pas mariée?… Qu’est-ce que cela signifie?

La bonne expliqua:

– Je demande bien pardon à Madame… Je suis mariée depuis trois ans. Et ce certificat date de six ans… Madame peut voir…

– Enfin… c’est votre affaire…

Et elle reprit la lecture du certificat:

– «… que la fille Jeanne Le Godec est restée à mon service pendant treize mois, et que je n’ai rien eu à lui reprocher sous le rapport du travail, de la conduite et de la probité…» Oui, c’est toujours la même chose… Des certificats qui ne disent rien… qui ne prouvent rien… Ce ne sont pas des renseignements, ça… Où peut-on écrire à cette dame?

– Elle est morte…

– Elle est morte… Parbleu, c’est évident qu’elle est morte… Ainsi, vous avez un certificat, et précisément la personne qui vous l’a donné est morte… Vous avouerez que c’est assez louche…

Tout cela était dit avec une expression de suspicion très humiliante, et sur un ton d’ironie grossière. Elle prit un autre certificat.

– Et cette personne?… Elle est morte aussi, sans doute?

– Non, Madame… Mme Robert est en Algérie avec son mari, qui est colonel…

– En Algérie! s’exclama la dame… Naturellement… Et comment voulez-vous qu’on écrive en Algérie?… Les unes sont mortes… les autres sont en Algérie. Allez donc chercher des renseignements en Algérie?… Tout cela est bien extraordinaire!…

– Mais, j’en ai d’autres, Madame, supplia l’infortunée Jeanne Le Godec. Madame peut voir… Madame pourra se renseigner…

– Oui! oui! je vois que vous en avez beaucoup d’autres… je vois que vous avez fait beaucoup de places… beaucoup trop de places même… À votre âge, comme c’est engageant!… Enfin, laissez-moi vos certificats… je verrai… Autre chose, maintenant… Que savez-vous faire?

– Je sais faire le ménage… coudre… servir à table…

– Vous faites bien les reprises?

– Oui, Madame…

– Savez-vous engraisser les volailles?

– Non, Madame… Ça n’est pas mon métier…

– Votre métier, ma fille – proféra sévèrement la dame – est de faire ce que vous commandent vos maîtres. Vous devez avoir un détestable caractère…

– Mais non, Madame… Je ne suis pas du tout répondeuse

– Naturellement… Vous le dites… elles le disent toutes… et elles ne sont pas à prendre avec des pincettes… Enfin… voyons… je vous l’ai déjà dit, je crois… sans être particulièrement dure, la place est assez importante… On se lève à cinq heures…

– En hiver aussi?…

– En hiver aussi… Oui, certainement… Et pourquoi dites-vous: «En hiver aussi?…» Est-ce qu’il y a moins d’ouvrage en hiver?… En voilà une question ridicule!… C’est la femme de chambre qui fait les escaliers, le salon, le bureau de Monsieur… la chambre, naturellement…, tous les feux… La cuisinière fait l’antichambre, les couloirs, la salle à manger… Par exemple, je tiens à la propreté… Je ne veux pas voir chez moi un grain de poussière… Les boutons des portes bien astiqués, les meubles bien luisants… les glaces bien essuyées… Chez moi, la femme de chambre s’occupe de la basse-cour…

– Mais, je ne sais pas, moi, Madame…

– Vous apprendrez!… C’est la femme de chambre qui savonne, lave, repasse, – excepté les chemises de Monsieur, – qui coud… je ne fais rien coudre au dehors, excepté mes costumes – qui sert à table… qui aide la cuisinière à essuyer la vaisselle… qui frotte… Il faut de l’ordre… beaucoup d’ordre… Je suis à cheval sur l’ordre… sur la propreté… et surtout sur la probité… D’ailleurs, tout est sous clé… Quand on veut quelque chose, on me le demande… J’ai horreur du gaspillage… Qu’est-ce que vous avez l’habitude de prendre le matin?

– Du café au lait, Madame…

– Du café au lait?… Vous ne vous gênez pas. Oui, elles prennent toutes maintenant du café au lait… Eh bien, ce n’est pas mon habitude, à moi. Vous prendrez de la soupe… ça vaut mieux pour l’estomac… Qu’est-ce que vous dites?…

Jeanne n’avait rien dit… Mais on sentait qu’elle faisait des efforts pour dire quelque chose. Elle se décida:

– Je demande pardon à Madame… qu’est-ce que Madame donne comme boisson?

– Six litres de cidre par semaine…

– Je ne peux pas boire de cidre, Madame… Le médecin me l’a défendu…

– Ah! le médecin vous l’a défendu… Eh bien, je vous donnerai six litres de cidre. Si vous voulez du vin, vous l’achèterez… Ça vous regarde… Que voulez-vous gagner?

Elle hésita, regarda le tapis, la pendule, le plafond, roula son parapluie dans ses mains, et timidement:

– Quarante francs, dit-elle.

– Quarante francs!… s’exclama Madame… Et pourquoi pas dix mille francs, tout de suite?… Vous êtes folle, je pense… Quarante francs!… Mais, c’est inouï! Autrefois, l’on donnait quinze francs… et l’on était bien mieux servie… Quarante francs!… Et vous ne savez même pas engraisser les volailles!… vous ne savez rien!… Moi, je donne trente francs… et je trouve que c’est déjà bien trop cher… Vous n’avez rien à dépenser chez moi… Je ne suis pas exigeante pour la toilette… Et vous êtes blanchie, nourrie. Dieu sait comme vous êtes nourrie!… C’est moi qui fais les parts…

Jeanne insista:

– J’avais quarante francs dans toutes les places où j’ai été…

Mais la dame s’était levée… Et, sèchement, méchamment:

– Eh bien… il faut y retourner, fit-elle… Quarante francs!… Cette impudence!… Voici vos certificats… vos certificats de gens morts… Allez-vous-en!

Soigneusement, Jeanne enveloppa ses certificats, les remit dans la poche de sa robe, puis, d’une voix douloureuse et timide:

– Si Madame voulait aller jusqu’à trente-cinq francs… pria-t-elle… on pourrait s’arranger…

– Pas un sou… Allez-vous-en!… Allez en Algérie retrouver votre Mme Robert… Allez où vous voudrez. Il n’en manque pas des vagabondes comme vous… on les a au tas… Allez-vous-en!…

La figure triste, la démarche lente, Jeanne sortit du bureau après avoir fait deux révérences… À ses yeux, au pincement de ses lèvres, je vis qu’elle était sur le point de pleurer.

Restée seule, la dame, furieuse, s’écria:

– Ah! les domestiques… quelle plaie!… On ne peut plus se faire servir aujourd’hui…

À quoi Mme Paulhat-Durand, qui avait terminé le triage de ses fiches, répondit, majestueuse, accablée et sévère:

– Je vous avais avertie, Madame. Elles sont toutes comme ça… Elles ne veulent rien faire et gagner des mille et des cents… Je n’ai rien d’autre aujourd’hui… je n’ai que du pire. Demain je verrai à vous trouver quelque chose… Ah! c’est bien désolant, je vous assure…

Je redescendis de mon observatoire, au moment où Jeanne Le Godec rentrait dans l’antichambre en rumeur.

– Et bien? lui demanda-t-on…

Elle alla s’asseoir sur la banquette, au fond de la pièce, et la tête basse, les bras croisés, le cœur bien gros, la faim au ventre, elle resta silencieuse, tandis que ses deux petits pieds s’agitaient nerveusement, sous la robe…

Mais je vis des choses plus tristes encore.

Parmi les filles qui, tous les jours, venaient chez Mme Paulhat-Durand, j’en avais remarqué une, d’abord parce qu’elle portait une coiffe bretonne, ensuite parce que rien que de la voir, cela me causait une mélancolie invincible. Une paysanne égarée dans Paris, dans ce Paris effrayant qui sans cesse se bouscule et est emporté dans une fièvre mauvaise, je ne connais rien de plus lamentable. Involontairement, cela m’invite à un retour sur moi-même, cela m’émeut infiniment… Où va-t-elle?… D’où vient-elle?… Pourquoi a-t-elle quitté le sol natal? Quelle folie, quel drame, quel vent de tempête l’ont poussée, l’ont fait échouer sur cette grondante mer humaine, attristante épave?… Ces questions, je me les posais, chaque jour, examinant cette pauvre fille si affreusement isolée, dans un coin, parmi nous…

Elle était laide de cette laideur définitive qui exclut toute idée de pitié et rend les gens féroces, parce que, véritablement, elle est une offense envers eux. Si disgraciée de la nature soit-elle, il est rare qu’une femme atteigne à la laideur totale, absolue, cette déchéance humaine. Généralement, il y a en elle quelque chose, n’importe quoi, des yeux, une bouche, une ondulation du corps, une flexion des hanches, moins que cela, un mouvement du bras, une attache du poignet, une fraîcheur de la peau, où le regard des autres puisse se poser sans en être offusqué. Même chez les très vieilles, une grâce survit presque toujours aux déformations de la carcasse, à la mort du sexe, un souvenir reste dans la chair couturée, de ce qu’elles furent jadis… La bretonne n’avait rien de pareil, et elle était toute jeune. Petite, le buste long, la taille carrée, les hanches plates, les jambes courtes, si courtes qu’on pouvait la prendre pour une cul-de-jatte, elle évoquait réellement l’image de ces vierges barbares, de ces saintes camuses, blocs informes de granit qui se navrent, depuis des siècles, sur les bras gauchis des calvaires armoricains. Et son visage?… Ah! la malheureuse!… Un front surplombant, des prunelles effacées comme par le frottement d’un torchon, un nez horrible, aplati à sa naissance, sabré d’une entaille, au milieu, et, brusquement, à son extrémité, se relevant, s’épanouissant en deux trous noirs, ronds, profonds, énormes, frangés de poils raides… Et sur tout cela, une peau grise, squameuse, une peau de couleuvre morte… une peau qui s’enfarinait, à la lumière… Elle avait, pourtant, l’indicible créature, une beauté que bien des femmes belles eussent enviée: ses cheveux… des cheveux magnifiques, lourds, épais, d’un roux resplendissant à reflets d’or et de pourpre. Mais, loin d’être une atténuation à sa laideur, ces cheveux l’aggravaient encore, la rendaient éclatante, fulgurante, irréparable.