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XIV

18 novembre.

Rose est morte. Décidément le malheur est sur la maison du capitaine. Pauvre capitaine!… Son furet mort… Bourbaki mort… et voilà le tour de Rose!… Malade depuis quelques jours, elle a été emportée avant-hier soir par une soudaine attaque de congestion pulmonaire… On l’a enterrée ce matin… Des fenêtres de la lingerie j’ai vu passer, dans le chemin, le cortège… Porté à bras par six hommes, le lourd cercueil était tout couvert de couronnes et de gerbes de fleurs blanches comme celui d’une jeune vierge. Une foule considérable, – le Mesnil-Roy tout entier – suivait, en longues files noires et bavardes, le capitaine Mauger qui, très raide, sanglé dans une redingote noire, toute militaire, conduisait le deuil. Et les cloches de l’église, au loin tintant, répondaient au bruit des tintenelles que le bedeau agitait… Madame m’avait avertie que je ne devais pas aller aux obsèques. Je n’en avais, d’ailleurs, nulle envie. Je n’aimais pas cette grosse femme si méchante; sa mort me laisse indifférente et très calme. Pourtant, Rose me manquera peut-être, et, peut-être, regretterai-je sa présence dans le chemin, quelquefois?… Mais quel potin cela doit faire chez l’épicière!…

J’étais curieuse de connaître les impressions du capitaine sur cette mort si brusque. Et, comme mes maîtres étaient en visite, je me suis promenée, l’après-midi, le long de la haie. Le jardin du capitaine est triste et désert… Une bêche plantée dans la terre indique le travail abandonné. «Le capitaine ne viendra pas dans le jardin, me disais-je. Il pleure, sans doute, affaissé dans sa chambre, parmi des souvenirs»… Et, tout à coup, je l’aperçois. Il n’a plus sa belle redingote de cérémonie, il a réendossé ses habits de travail, et, coiffé de son antique bonnet de police, il charrie du fumier sur les pelouses avec acharnement… Je l’entends même qui trompette à voix basse un air de marche. Il abandonne sa brouette et vient à moi, sa fourche sur l’épaule.

– Je suis content de vous voir, mademoiselle Célestine… me dit-il.

Je voudrais le consoler ou le plaindre… Je cherche des mots, des phrases… Mais allez donc trouver une parole émue devant un aussi drôle de visage… Je me contente de répéter:

– Un grand malheur, monsieur le capitaine… un grand malheur pour vous… Pauvre Rose!

– Oui… oui… fait-il mollement.

Sa physionomie est sans expression. Ses gestes sont vagues… Il ajoute, en piquant sa fourche dans une partie molle de la terre, près de la haie:

– D’autant que je ne puis pas rester, sans personne…

J’insiste sur les vertus domestiques de Rose:

– Vous ne la remplacerez pas facilement, capitaine.

Décidément, il n’est pas ému du tout. On dirait même à ses yeux subitement devenus plus vifs, à ses mouvements plus alertes, qu’il est débarrassé d’un grand poids.

– Bah! dit-il, après un petit silence… tout se remplace…

Cette philosophie résignée m’étonne et même me scandalise un peu. J’essaie, pour m’amuser, de lui faire comprendre tout ce qu’il a perdu en perdant Rose…

– Elle connaissait si bien vos habitudes, vos goûts… vos manies!… Elle vous était si dévouée!

– Eh bien! il n’aurait plus manqué que ça… grince-t-il.

Et faisant un geste, par quoi il semble écarter toute sorte d’objections:

– D’ailleurs, m’était-elle si dévouée?… Tenez, j’aime mieux vous le dire; j’en avais assez de Rose… Ma foi, oui!… Depuis que nous avions pris un petit garçon pour aider… elle ne fichait plus rien dans la maison… et tout y allait très mal… très mal… Je ne pouvais même plus manger un œuf à la coque cuit à mon goût… Et les scènes du matin au soir, à propos de rien!… Dès que je dépensais dix sous, c’étaient des cris… des reproches… Et lorsque je causais avec vous, comme aujourd’hui… eh bien, c’en étaient des histoires… car elle était jalouse, jalouse… Ah! non… Elle vous traitait, fallait entendre ça!… Ah! non, non… Enfin, je n’étais plus chez moi, foutre!

Il respire largement, bruyamment, et, comme un voyageur revenu d’un long voyage, il contemple avec une joie profonde et nouvelle le ciel, les pelouses nues du jardin, les entrelacs violacés que font les branches d’arbres sur la lumière, sa petite maison.

Cette joie, désobligeante pour la mémoire de Rose, me paraît maintenant très comique. J’excite le capitaine aux confidences… Et je lui dis, sur un ton de reproche:

– Capitaine… je crois que vous n’êtes pas juste pour Rose.

– Tiens… parbleu!… riposte-t-il vivement… Vous ne savez pas, vous… vous ne savez rien… Elle n’allait pas vous raconter toutes les scènes qu’elle me faisait… sa tyrannie… sa jalousie… son égoïsme. Rien ne m’appartenait plus ici… tout était à elle, chez moi… Ainsi, vous ne le croiriez pas?… Mon fauteuil Voltaire… je ne l’avais plus… plus jamais. C’est elle qui le prenait tout le temps… Elle prenait tout, du reste… c’est bien simple… Quand je pense que je ne pouvais plus manger d’asperges à l’huile… parce qu’elle ne les aimait pas!… Ah! elle a bien fait de mourir… C’est ce qui pouvait lui arriver de mieux… car, d’une manière comme de l’autre… je ne l’aurais pas gardée… non, non, foutre!… je ne l’aurais pas gardée. Elle m’excédait, là!… J’en avais plein le dos… Et je vais vous dire… si j’étais mort avant elle, Rose eût été joliment attrapée, allez!… Je lui en réservais une qu’elle eût trouvée amère… Je vous en réponds!…

Sa lèvre se plisse dans un sourire qui finit en atroce grimace… Il continue, en coupant chacun de ses mots de petits pouffements humides:

– Vous savez que j’avais rédigé un testament où je lui donnais tout… maison… argent… rentes… tout? Elle a dû vous le dire… elle le disait à tout le monde… Oui, mais ce qu’elle ne vous a pas dit, parce qu’elle l’ignorait, c’est que, deux mois après, j’avais fait un second testament qui annulait le premier… et où je ne lui donnais plus rien… foutre!… pas ça…

N’y tenant plus, il éclate de rire… d’un rire strident qui s’éparpille dans le jardin, comme un vol de moineaux piaillants… Et il s’écrie:

– Ça, c’est une idée, hein?… Oh! sa tête – la voyez-vous d’ici – en apprenant que ma petite fortune… pan… je la léguais à l’Académie française… Car, ma chère demoiselle Célestine… c’est vrai… ma fortune, je la léguais à l’Académie française… Ça, c’est une idée…

Je laisse son rire se calmer, et, gravement, je lui demande:

– Et maintenant, capitaine, qu’allez-vous faire?

Le capitaine me regarde longuement, me regarde malicieusement, me regarde amoureusement… et il dit:

– Eh bien, voilà?… Ça dépend de vous…

– De moi?…

– Oui, de vous, de vous seule.

– Et comment ça?…

Un petit silence encore, durant lequel, le mollet tendu, la taille redressée, la barbiche tordue et pointante, il cherche à m’envelopper d’un fluide séducteur.

– Allons… fait-il, tout d’un coup… allons droit au but… Parlons carrément… en soldat… Voulez-vous prendre la place de Rose?… Elle est à vous…

J’attendais l’attaque. Je l’avais vue venir du plus lointain de ses yeux… Elle ne me surprend pas… Je lui oppose un visage sérieux, impassible.

– Et les testaments, capitaine?

– Je les déchire, nom de Dieu!

J’objecte:

– Mais, je ne sais pas faire la cuisine…

– Je la ferai, moi… je ferai mon lit… le vôtre, foutre!… je ferai tout…

Il devient galant, égrillard; son œil s’émerillonne… Il est heureux pour ma vertu que la haie me sépare de lui; sans quoi, je suis sûre qu’il se jetterait sur moi…

– Il y a cuisine et cuisine… crie-t-il d’une voix rauque et pétaradante à la fois… Celle que je vous demande… ah! Célestine, je parie que vous savez la faire… que vous savez y mettre des épices, foutre!… Ah! nom d’un chien…

Je souris ironiquement et, le menaçant du doigt, comme on fait d’un enfant:

– Capitaine… capitaine… vous êtes un petit cochon!

– Non pas un petit!… réclame-t-il orgueilleusement… un gros… un très gros… foutre!… Et puis… il y a autre chose… Il faut que je vous le dise…

Il se penche vers la haie, tend le col… Ses yeux s’injectent de sang. Et d’une voix plus basse il dit:

– Si vous veniez chez moi, Célestine… eh bien…

– Eh bien, quoi?…

– Eh bien, les Lanlaire crèveraient de fureur, ah!… Ça, c’est une idée!

Je me tais et fais semblant de rêver à des choses profondes… Le capitaine s’impatiente… s’énerve… Il creuse le sable de l’allée, sous le talon de ses chaussures:

– Voyons, Célestine… Trente-cinq francs par mois… la table du maître… la chambre du maître, foutre!… un testament… Ça vous va-t-il?… Répondez-moi…