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J’eus beaucoup de peine à quitter les sœurs de Notre-Dame-des-Trente-six-Douleurs… Malgré l’amour de Cléclé, et ce qu’il me donnait de sensations nouvelles et gentilles, je me faisais vieille dans la boîte, et j’avais des fringales de liberté. Lorsqu’elles eurent compris que j’étais bien décidée à partir, alors les braves sœurs m’offrirent des places et des places… Il n’y en avait que pour moi… Mais, plus souvent – je ne suis pas toujours une bête, et j’ai l’œil aux canailleries… Toutes ces places, je les refusai; à toutes, je trouvai quelque chose qui ne me convenait pas… Il fallait voir leurs têtes, aux saintes femmes… C’était risible… Elles avaient compté qu’en me plaçant chez de vieilles bigotes, elles pourraient se rembourser, usurairement, sur mes gages, des frais de la pension… Et je jouissais de leur poser un lapin, à mon tour.

Un jour, j’avertis la sœur Boniface que j’avais l’intention de partir, le soir même. Elle eut le toupet de me répondre, en levant les bras au ciel:

– Mais, ma chère enfant, c’est impossible…

– Comment, c’est impossible?…

– Mais, ma chère enfant, vous ne pouvez pas quitter la maison, comme ça… Vous nous devez plus de soixante-dix francs. Il faudra nous payer d’abord ces soixante-dix francs…

– Et avec quoi?… répliquai-je. Je n’ai pas un sou… Vous pouvez vous fouiller…

La sœur Boniface me jeta un coup d’œil haineux, et, dignement, sévèrement, elle prononça:

– Mais, Mademoiselle… savez-vous bien que c’est un vol?… Et voler de pauvres femmes comme nous, c’est plus qu’un vol… un sacrilège dont le bon Dieu vous punira… Réfléchissez…

Alors, la colère me prit:

– Dites donc?… m’écriai-je… Qui vole ici de vous ou de moi?… Non, mais vous êtes épatantes, mes petites mères…

– Mademoiselle, je vous défends de parler ainsi…

– Ah! fichez-moi la paix, à la fin… Comment?… On fait votre ouvrage… on travaille comme des bêtes pour vous du matin au soir… on vous gagne des argents énormes… vous nous donnez une nourriture dont les chiens ne voudraient pas… Et il faudrait vous payer par-dessus le marché!… Ah! vous ne doutez de rien…

La sœur Boniface était devenue toute pâle… Je sentais qu’elle avait sur les lèvres des mots grossiers, orduriers, furieux, prêts à sortir… Elle n’osa pas les lâcher… et elle bégaya:

– Taisez-vous!… vous êtes une fille sans pudeur, sans religion… Dieu vous punira… Partez, si vous le voulez… nous retenons votre malle…

Je me campai toute droite devant elle, dans une attitude de défi, et la regardant bien en face:

– Ah! je voudrais voir ça!… Essayez un peu de retenir ma malle… et vous allez voir rappliquer, tout de suite, le commissaire de police… Et si la religion, c’est de rapetasser les sales culottes de vos aumôniers, de voler le pain des pauvres filles, de spéculer sur les horreurs qui se passent toutes les nuits dans le dortoir…

La bonne sœur blémit. Elle essaya de couvrir ma voix de sa voix.

– Mademoiselle… mademoiselle…

– Avec ça que vous ne savez rien des cochonneries qui se passent toutes les nuits, dans le dortoir!… Osez donc me dire, en face, les yeux dans les yeux, que vous les ignorez?… Vous les encouragez, parce qu’elles vous rapportent… oui, parce qu’elles vous rapportent!…

Et trépidante, haletante, la gorge sèche, j’achevai mon réquisitoire.

– Si la religion, c’est tout cela… si c’est d’être une prison et un bordel?… eh bien, oui, j’en ai plein le dos de la religion… Ma malle, entendez-vous!… je veux ma malle… vous allez me donner ma malle tout de suite.

La sœur Boniface eut peur.

– Je ne veux pas discuter avec une fille perdue, dit-elle d’une voix digne… C’est bien… vous partirez…

– Avec ma malle?

– Avec votre malle…

– C’est bon… Ah! il en faut des manières, ici, pour avoir ses affaires… C’est pire qu’à la douane…

Je partis, en effet, le soir même… Cléclé, qui fut très gentille, et qui avait des économies, me prêta vingt francs… J’allai retenir une chambre chez un logeur de la rue de la Sourdière… Et je me payai un paradis à la Porte-Saint -Martin. On y jouait les Deux Orphelines … Comme c’est ça!… C’est presque mon histoire…

Je passai là une soirée délicieuse, à pleurer, pleurer, pleurer…