– Mon cher enfant, excusez-moi de ne vous avoir pas reçu tout de suite. J’achevais un travail.

Je dis vrai: la méditation est un travail, mais Gélis ne l’entend pas ainsi; il croit qu’il s’agit d’archéologie, et me souhaite de terminer bientôt mon histoire des abbés de Saint-Germain-des-Prés. C’est seulement après m’avoir donné cette marque d’intérêt qu’il me demande comment va mademoiselle Alexandre. À quoi je réponds: «Fort bien», d’un ton sec par lequel se révèle mon autorité morale de tuteur.

Et après un moment de silence, nous causons de l’École, des publications nouvelles et du progrès des sciences historiques. Nous entrons dans les généralités. Les généralités sont d’une grande ressource. J’essaie d’inculquer à Gélis un peu de respect pour la génération d’historiens à laquelle j’appartiens. Je lui dis:

– L’histoire, qui était un art et qui comportait toutes les fantaisies de l’imagination, est devenue de notre temps une science à laquelle il faut procéder avec une rigoureuse méthode.

Gélis me demande la permission de n’être pas de mon avis. Il me déclare qu’il ne croit pas que l’histoire soit ni devienne jamais une science.

– Et d’abord, me dit-il, qu’est-ce que l’histoire? La représentation écrite des événements passés. Mais qu’est-ce qu’un événement? Est-ce un fait quelconque? Non pas! me dites-vous, c’est un fait notable. Or, comment l’historien juge-t-il qu’un fait est notable ou non? Il en juge arbitrairement, selon son goût et son caprice, à son idée, en artiste enfin! car les faits ne se divisent pas, de leur propre nature, en faits historiques et en faits non historiques. D’ailleurs un fait est quelque chose d’extrêmement complexe. L’historien représentera-t-il les faits dans leur complexité? Non, cela est impossible. Il les représentera dénués de la plupart des particularités qui les constituent, par conséquent tronqués, mutilés, différents de ce qu’ils furent. Quant au rapport des faits entre eux, n’en parlons pas. Si un fait dit historique est amené, ce qui est possible, par un ou plusieurs faits non historiques et, comme tels, inconnus, le moyen, pour l’historien, je vous prie, de marquer la relation de ces faits entre eux? Et je suppose dans tout ce que je dis là, monsieur Bonnard, que l’historien a sous les yeux des témoignages certains, tandis qu’en réalité, il n’accorde sa confiance à tel ou tel témoin que par des raisons de sentiment. L’histoire n’est pas une science, c’est un art et on n’y réussit que par l’imagination.

M. Gélis me rappelle en ce moment certain jeune fou que j’entendis un certain jour discourir à tort et à travers dans le jardin du Luxembourg, sous la statue de Marguerite de Navarre. Et voici qu’à un tournant de la conversation, nous nous rencontrons nez à nez avec Walter Scott, à qui mon jeune dédaigneux trouve un air rococo, troubadour et «dessus de pendule». Ce sont ses propres expressions.

– Mais, dis-je, en m’échauffant pour la défense du père magnifique de Lucy et de la Jolie fille de Perth , tout le passé vit dans ses admirables romans; c’est de l’histoire, c’est de l’épopée!

– C’est de la friperie, me répond Gélis.

Et croiriez-vous que cet enfant insensé m’affirme qu’on ne peut, si savant qu’on soit, se figurer précisément comment les hommes vivaient il y a cinq ou dix siècles, puisque ce n’est qu’à grand-peine qu’on se les figure à peu près comme ils étaient il y a dix ou quinze ans? Pour lui le poème historique, le roman historique, la peinture d’histoire sont des genres abominablement faux!

– Dans tous les arts, ajoute-t-il, l’artiste ne peint que son âme; son œuvre, quel qu’en soit le costume, est sa contemporaine par l’esprit. Qu’admirons-nous dans la Divine Comédie , sinon la grande âme de Dante? et les marbres de Michel-Ange, que nous représentent-ils d’extraordinaire, sinon Michel-Ange lui-même? Artiste, on donne sa propre vie à ses créations ou bien l’on taille des marionnettes et l’on habille des poupées.

Que de paradoxes et d’irrévérences! mais les audaces ne me déplaisent pas dans un jeune homme. Gélis se lève et se rassied; je sais bien ce qui l’occupe et qui il attend. Le voici qui me parle des quinze cents francs qu’il gagne, auxquels il convient d’ajouter une petite rente de deux mille francs qu’il tient d’héritage. Je ne suis pas dupe de ses confidences. Je sais bien qu’il me fait ses petits comptes afin que je sache qu’il est un homme établi, rangé, casé, renté, pour tout dire: bon à marier. C. q. f. d., comme disent les géomètres.

Il s’est levé et rassis vingt fois. Il se lève une vingt et unième fois et, comme il n’a pas vu Jeanne, il sort désolé.

Sitôt qu’il est parti, Jeanne entre dans la cité des livres sous prétexte de surveiller Hannibal. Elle est désolée, et c’est d’une voix dolente qu’elle appelle son protégé pour lui donner du lait. Vois ce visage attristé, Bonnard! Tyran, contemple ton ouvrage. Tu les as tenus séparés, mais ils ont même visage, et tu vois, à l’expression pareille de leurs traits, qu’ils sont malgré toi unis de pensée. Cassandre, sois heureux! Bartholo, réjouis-toi! Ce que c’est que d’être tuteur! La voyez-vous, les deux genoux sur le tapis et la tête d’Hannibal dans les mains?

Oui! caresse ce stupide animal! plains-le! gémis sur lui! On sait, petite perfide, où vont vos soupirs et ce qui cause vos plaintes.

Cela fait un tableau que je contemple longtemps; puis, ayant jeté un regard sur ma bibliothèque:

– Jeanne, dis-je, tous ces livres m’ennuient; nous allons les vendre.

20 septembre.

C’en est fait: ils sont fiancés. Gélis, qui est orphelin, comme Jeanne est orpheline, m’a fait sa demande par un de ses professeurs, mien collègue, hautement estimé pour sa science et son caractère. Mais quel messager d’amour, juste ciel! Un ours, non pas ours des Pyrénées, mais ours de cabinet, et cette seconde variété est beaucoup plus féroce que la première.

– À tort ou à raison (à tort, selon moi) Gélis ne tient pas à la dot; il prend votre pupille avec sa chemise. Dites: oui, et l’affaire est faite. Dépêchez-vous, je voudrais vous montrer deux ou trois jetons de Lorraine assez curieux et que vous ne connaissez pas, j’en suis sûr.

C’est littéralement ce qu’il m’a dit. Je lui répondis que je consulterais Jeanne, et je n’eus pas un mince plaisir à lui déclarer que ma pupille avait une dot.

La dot, la voilà! C’est ma bibliothèque. Henri et Jeanne sont à mille lieues de s’en douter, et c’est un fait qu’on me croit généralement plus riche que je ne suis. J’ai la mine d’un vieil avare. Voilà certainement une mine bien menteuse, et qui m’a valu beaucoup de considération. Il n’est sorte de personne que le monde respecte à l’égal d’un riche crasseux.

J’ai consulté Jeanne, mais avais-je besoin d’écouter sa réponse pour l’entendre? C’en est fait! ils sont fiancés.

Il ne va ni à mon caractère ni à ma figure d’épier ces deux jeunes gens pour noter ensuite leurs paroles et leurs gestes. Noli me tangere . C’est le mot des belles amours. Je sais mon devoir: il est de respecter le secret de cette âme innocente sur laquelle je veille. Qu’ils s’aiment, ces enfants! Rien de leurs longs épanchements, rien de leurs candides imprudences ne sera retenu sur ce cahier par le vieux tuteur dont l’autorité fut douce et dura si peu!

D’ailleurs, je ne me croise pas les bras et, s’ils ont leurs affaires, j’ai les miennes. Je dresse moi-même le catalogue de ma bibliothèque en vue d’une vente aux enchères. C’est une tâche qui m’afflige et m’amuse à la fois. Je la fais durer, peut-être un peu plus longtemps que de raison, et je feuillette ces exemplaires si familiers à ma pensée, à ma main, à mes yeux, au-delà du nécessaire et de l’utile. C’est un adieu, et il fut de tout temps dans la nature de l’homme de prolonger les adieux.

Ce gros volume qui m’a tant servi depuis trente ans, puis-je le quitter sans les égards qu’on doit à un bon serviteur? Et celui-ci, qui m’a réconforté par sa saine doctrine, ne dois-je point le saluer une dernière fois, comme un maître? Mais chaque fois que je rencontre un volume qui m’a induit en erreur, qui m’a affligé par ses fausses dates, lacunes, mensonges et autres pestes de l’archéologue:

– Va! lui dis-je avec une joie amère, va! imposteur, traître, faux témoin, fuis loin de moi, vado retro , et puisses-tu, indûment couvert d’or, grâce à ta réputation usurpée et à ton bel habit de maroquin, entrer dans la vitrine de quelque agent de change bibliomane, que tu ne pourras séduire comme tu m’as séduit, puisqu’il ne te lira jamais.

Je mettais à part, pour les garder toujours, les livres qui m’ont été donnés en souvenir. Quand je plaçai dans cette rangée le manuscrit de la Légende dorée , je pensai le baiser, en souvenir de madame Trépof, qui resta reconnaissante malgré son élévation et ses richesses et qui, pour se montrer mon obligée, devint ma bienfaitrice. J’avais donc une réserve. C’est alors que je connus le crime. Les tentations me venaient pendant la nuit; à l’aube, elles étaient irrésistibles. Alors, tandis que tout dormait encore dans la maison, je me levais et je sortais furtivement de ma chambre.

Puissances de l’ombre, fantômes de la nuit, si, vous attardant chez moi après le chant du coq, vous me vîtes alors me glisser sur la pointe des pieds dans la cité des livres, vous ne vous écriâtes certainement pas, comme madame Trépof à Naples: «Ce vieillard a un bon dos!» J’entrais; Hannibal, la queue toute droite, se frottait à mes jambes en ronronnant. Je saisissais un volume sur sa tablette, quelque vénérable gothique ou un noble poète de la Renaissance, le joyau, le trésor dont j’avais rêvé toute la nuit, je l’emportais et je le coulais au plus profond de l’armoire des ouvrages réservés, qui devenait pleine à en crever. C’est horrible à dire: je volais la dot de Jeanne. Et quand le crime était consommé, je me remettais à cataloguer vigoureusement jusqu’à ce que Jeanne vînt me consulter sur quelque détail de toilette ou de trousseau. Je ne comprenais jamais bien de quoi il s’agissait, faute de connaître le vocabulaire actuel de la couture et de la lingerie. Ah! si une fiancée du XIVe siècle venait par miracle me parler chiffons, à la bonne heure! je comprendrais son langage. Mais Jeanne n’est pas de mon temps, et je la renvoie à madame de Gabry, qui, en ce moment, lui sert de mère.