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Lettre 76. Laure, à Ursule.

[Elle lui fait des remontrances trompeuses.].

19 octobre.

Il y a de par le monde, cousine, des êtres singuliers, surtout parmi les jolies femmes, lorsqu’elles sont filles à marier! J’en connais une qui est charmante! C’est une grâce, une Hébé; tu ne pourrais t’empêcher d’en convenir, si je la nommais: mais c’est bien la plus singulière petite créature qu’on puisse imaginer! Oubliant qu’elle est faite pour être adorée, de divinité, elle vient de descendre au rang de simple mortelle, et c’est elle qui adore humblement une espèce de beau qui n’a pour lui que le suffrage de sa propre fatuité, joint à celui de sa très humble servante (car il serait peu exact de dire sa maîtresse). Tu ne serais pas capable d’une pareille inconséquence, toi, cousine? tu sais trop ce que tu vaux pour cela. Mais je voudrais bien que tu connusses celle dont je parle; tu lui dirais ton sentiments et je suis sûre qu’il aurait du poids sur son esprit; il faut que je vous fasse faire connaissance; j’aime beaucoup cette jolie personne, quoique très assurée que j’ai peu de crédit sur son esprit, car elle est passablement orgueilleuse, ou entêtée (ce qui, je crois, est synonyme); avec cela, elle me fait l’honneur de me croire fort inférieure à elle en esprit, en manières, en usage du monde, en capacité pour les bons conseils, autant qu’en charmes; pour ce dernier point, je le lui passe, elle a raison. Je ne lui dispute qu’un article, parce que je le puis, sans mortifier sa vanité: c’est l’expérience; je m’en crois beaucoup plus qu’elle! Mais elle s’en consolera facilement, l’expérience ne va pas aux jolies femmes; c’est quelquefois à leur égard un si vilain mot! J’ai vu des filles qui s’en tenaient pour offensées comme de la plus grosse injure… Mais je reviens à l’Adonis. Je ne lui dispute pas non plus les grâces; peut-être même lui supposerais-je de l’amour: car la jolie personne est faite pour en inspirer, fut-on homme-plante, homme-pierre; je lui en supposerais, dis-je, si je ne croyais pas le cœur de ce beau garçon, si rempli de lui-même, que je regarde comme impossible qu’il puisse y loger des sentiments pour un autre objet, quelque aimable et quelque méritant qu’il fût. Il serait malheureux pour ma jeune amie, avec tous ses attraits et vingt ans, d’aller aimer sans l’être, elle qui a été si souvent adorée sans y répondre! passe encore si elle avait la cinquantaine, et qu’elle eût mérité la colère de Vénus par une longue suite de cruautés, ou de perfidies! Mais hélas! elle est neuve la belle enfant, à un petit échec près que lui a fait éprouver un trait perfide décoché par, l’Amour. Car le petit Traître voyant bien qu’elle serait invulnérable, s’il l’attaquait de franc-jeu, s’est avisé de substituer la force à ses armes ordinaires, et ce Dieu si faible, à en juger par sa stature, qui n’emploie avec les victimes de sa déloyauté que la séduction du plaisir, s’est avisé d’en user avec elle comme un Hercule, ou comme un Grenadier, entré par la brèche, dans une ville prise d’assaut. Ah! cela est fort mal de sa part!… Il paraît qu’il s’en repent aujourd’hui: mais qu’elle prenne garde! ses douceurs sont plus dangereuses que ses violences, et je crains ici, pour elle, les premières bien davantage!

Je suis très parfaitement,

la simple et bonne LAURE.