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Il y a un peuple sur la terre, ce sont les nègres de Guinée, ce même pays qui vend tant d’infortunés aux Européens, pour les envoyer crever de travail en Amérique: chez ce peuple, le premier, le plus autorisé des plaisirs, c’est cette même jouissance, dont les Européens, je crois par impuissance, ont fait le plus grand des crimes (du moins leurs moralistes, si ce ne sont pas leurs législateurs). En Guinée, tout se rapporte à ce plaisir, les institutions religieuses, les divertissements publiques et jusqu’aux fondations pieuses des mourants: l’acte reproductif est regardé comme le plus beau, et comme le plus agréable à la divinité. Non contents de s’y livrer, pour aiguiser encore ce goût, dans leurs danses, ils retracent tous les gestes de la lubricité: l’homme et la femme qui figurent ensemble paraissent se provoquer, pour, se leurrer mutuellement, jusqu’à ce qu’enfin les désirs portés à l’excès, chacun soit obligé de se dérober, et d’aller à l’écart, goûter des délices au-dessus de l’imagination. Qu’un missionnaire européen arrive sur le lieu de la danse, il se signe, et la regarde comme une invention du Démon, pour corrompre ces pauvres peuples. Si je me trouvais auprès de cet homme, je lui ferais une question: «Pourquoi cette danse, le seul plaisir de ces pauvres nègres (y compris ce qui la suit) est-elle une chose horrible? – Parce qu’elle est impudique. – Pourquoi une danse impudique est-elle une chose horrible? – Parce que la loi de Dieu la défend. – Pourquoi la loi de Dieu la défend-elle? (Ici mon homme commence à être embarrassé; mais je veux bien l’aider.) Vous me direz: parce qu’elle est capable d’allumer les passions, de les porter à l’excès, et d’égarer l’homme, s’il entre en frénésie, il va s’armer d’un poignard, pour écarter les rivaux, il va tuer, massacrer, ou l’être. – Très bien! – Vous parlez là pour les peuples chez qui ces inconvénients peuvent arriver. Mais avec ces pauvres nègres, chez lesquels jamais ils n’arrivent, pourquoi leur danse est-elle une abomination?» (Ici mon homme fait un cercle vicieux, et dit): «Parce que c’est mal. – Pourquoi cela est-il mal? – Parce que c’est impudique, et que Dieu le défend.» Il ne peut sortir de là; des raisons, il n’en a plus: parce qu’en effet, il n’y en a pas. C’est que la danse des nègres, qui fait leur plaisir et leur bonheur est très légitime, ainsi que ce qui la suit. De même, lorsque la femme de quelqu’un de leurs petits chefs vient à mourir, et qu’elle fonde deux, quatre, ou douze Abélérés (filles de plaisir), pour le repos de son âme, cette action est traitée d’infâme par nos Prêtres; et de sainte par les luxurieux marabouts, des nègres. Je suis cependant ici de l’avis de nos prêtres: il en coûte ordinairement la vie à ces Abélérés, parce qu’étant vouées, elles ne peuvent refuser personne; on les épuise en peu de temps, et elles périssent.

La loi des peuples policés contre la luxure ne fut originairement qu’une loi de police, une loi contre la publicité de l’acte; la religion en porta une autre contre son excès. Tout allait bien jusque-là: car la publicité a des inconvénients, tant pour la jeunesse, non encore formée, que pour les personnes de tous les âges. L’excès réprimé par la religion, est toujours condamnable: mais quand ensuite, outrant ces deux lois, ces fous de l’Indoustan sont venus faire une vertu du crime, du célibat; quand ils ont, en véritables enthousiastes, fait regarder l’acte comme un crime, on les aurait fort embarrassés, si on les avait obligés d’en déduire les raisons! Du respect pour cet acte saint, je sens qu’il en faut: c’est pourquoi j’abhorre la prostitution qui l’avilit, le profane; mais j’abhorre presque autant la pruderie et le purisme prétendu, qui refusent absolument. La pudeur, la pudicité, ne sont au fond que des vertus passives, de véritables abstractions, toujours au-dessous des vertus actives; ne les estimons donc que ce qu’elles valent.

Concluons ensemble, belle Ursule, de ces principes que je viens de poser, quelle est la conduite que vous avez à tenir. Ne vous méprisez pas vous-même lorsque vous aurez cédé, en créature raisonnable; au contraire estimez-vous, comme ayant fait une action louable, naturelle, comme ayant dispensé le plus grand des bienfaits: car s’il l’est en lui-même, il le sera beaucoup plus de votre part, à vous, qui êtes si belle, que les délices que vous procurez, doivent être centuples. Donnez-vous des vertus, qui étayent, aux yeux des préjugistes, votre conduite libre de préjugés: on a toujours des, vertus, quand on s’estime soi-même, et qu’on est fondée à se croire estimable. Je ne prétends pas, charmante fille, que vous descendiez au-dessous de votre grade, de perfection du sexe; au contraire, je veux vous y maintenir, en vous écartant de la route tortueuse et pleine d’épines qu’a prise la prude Parangon. Elle est vertueuse sans être heureuse: c’est une duperie. Mon but, à votre égard, c’est que vous soyez vertueuse et heureuse, heureuse par le plaisir, vertueuse en ne faisant que des actions louables en, elles-mêmes, estimables, obligeantes. Acquérez du crédit pour porter votre frère aussi loin que son mérite peut aller,…, et pour obliger tous ceux qui vous approcheront. Déterrez des malheureux pour les secourir… Mais je traiterai ailleurs cette importante matière. Si mon plan réussissait, et qu’à force de connaissances illustres, vous montassiez… Jusqu’à la Cour… (lacune) quel champ vaste! Quelle fortune pour Edmond! Voyez-le… (lacune) Ce doit être là, je crois, le but de tous vos désirs: c’est le terme des miens. Il vous faut, pour cela, belle fille, acquérir le plus qu’il vous sera possible l’usage du grand monde; aussitôt après l’extinction du préjugé, vous aurez d’autres choses à détruire, des qualités à prendre. Quittez votre franchise naturelle, mais gardez-en l’air, qui va si bien à votre genre de beauté, qui la rend si séduisante! Accoutumez-vous à contraindre vos désirs, et si vous en avez à présent de trop vifs, satisfaites-les, pour connaître combien c’est peu de chose que certains caprices quand on peut les suivre jusqu’au bout. Quand il n’y a plus rien à attendre d’une femme, on la trouve dix fois moins belle, parce que l’imagination n’a plus rien à faire: pourquoi n’en serait-il pas autant d’un homme?

En voilà beaucoup, charmante Ursule! Mais j’ai tant de zèle pour votre véritable bonheur, que le vous parle, comme je ne ferais pas encore à votre frère.

Tout à vous.

P.-S. – Un jour, je pourrai bien vous donner du respect. Que n’y suis-je déjà!