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Lettre 40. Ursule, à Fanchon.

[Elle raconte son malheur à ma femme, et en reconnaît la cause. Ensuite elle met son âme à nu, disant ce qu’elle a tu dans la lettre à Laure.].

10 novembre.

C’est entre la mort et la vie, que je t’écris, chère sœur; mais je crois pourtant que je suis mieux: du moins j’ai plus de courage. Quel triste sort m’attendait à Paris! Et quel a été le terme de mes trop mondaines espérances! J’ai perdu… ce qu’on ne recouvre jamais, et j’envie le sort de ces filles que je regardais comme bien au-dessous de moi, mais qui sont à présent au-dessus; elles ont l’honneur, et je ne l’ai plus!… On a beau me dire que la violence… La violence faite à Thamar ne lui ôta pas moins sa qualité de fille, et l’infortunée passa ses jours dans la honte et dans la douleur!…

Chère amie! je ne veux pas que tu saches mes malheurs par d’autres que par moi; on pourrait te les affaiblir, en te les racontant; je veux te les peindre tels qu’ils me sont arrivés. Ils sont une punition du Ciel: si je n’avais rien écouté; si je n’avais pas souri au crime, aurait-il jamais osé porter la main sur moi! Tu le sais, je ménageais le marquis; j’ai fait la faute de lui répondre par écrit de lui parler, on ne se doute pas ici des torts que j’ai eus; mais je les sais, moi, et ils ont toujours été l’une des causes de mon désespoir. Bien plus, j’étais avertie que l’odieux marquis devait entreprendre quelque chose contre moi dans la journée, et mon cœur s’est gonflé d’orgueil; j’ai eu la vanité de me considérer d’avance comme une héroïne enlevée qui n’aurait qu’à dire un mot pour se faire obéir par son ravisseur. Je n’ai rien craint, rien redouté; je me croyais trop adorée, pour qu’on osât entreprendre quelque chose qui pût me déplaire. J’ai été plus loin, j’ai bravé un serrement de cœur, que j’éprouvais depuis deux jours; et qui s’était augmenté depuis la soirée des échelles de corde, dont je t’ai parlé. Que je suis punie de ma vanité sotte, et de mon imprudent orgueil! Tu vas en juger par mon récit.

Tu sais, ma chère sœur, que j’étais dans une situation singulière, lorsque je t’écrivis ma dernière lettre, précisément la veille de mon malheur. Je ne crois pas aux pressentiments, d’ailleurs mes inquiétudes avaient pour objet deux autres personnes, au sujet desquelles je ne suis guère tranquillisée: je t’en dirai deux mots en finissant. Nous partîmes de bonne heure pour aller à la promenade, à cause du beau temps. Je ne m’étais jamais sentie tant de vanité que ce jour-là: pas un homme qui ne s’arrêtât pour nous regarder, Mlle Fanchette et moi, et qui ne nous adressât des choses gracieuses… J’ai payé cher ce plaisir frivole!… Le marquis nous suivait, et sans doute il fut témoin de cette admiration qu’on nous marquait; peut-être hâta-t-elle l’exécution de son dessein, en donnant plus d’activité à sa criminelle passion… À notre retour, il m’enleva. Je ne voulus ni crier, ni me défendre. Je n’avais même aucune frayeur; mais je m’aperçus bientôt que j’avais affaire à de vils agents, qui exécutaient leurs ordres en automates: l’état gênant où ils me mirent, en me couvrant la bouche, et même les yeux, me fit évanouir. Je revins à moi chez le marquis: il se présenta en riant. Je le traitai comme il convenait à une femme outragée, qui parle à un homme dont elle se croit la maîtresse adorée. J’exigeai qu’il punît ses agents. Il les a effectivement punis, de la manière la plus complète, à ce qu’il me paraît. Mais je me fis tort par-là; il crut m’avoir satisfaite, et lorsque j’exigeai ma liberté, je reconnus que les hommes ne nous sont pas aussi soumis, malgré leurs adulations, qu’ils tâchent de nous le persuader; je ne fus pas obéie à beaucoup près! je te l’avouerai, je m’abaissai aux prières les plus humbles, jusqu’à promettre d’écouter ses vœux, s’il voulait me rendre à Mme Canon. Je vis dans ses yeux qu’il avait d’autres desseins; une frayeur puérile succéda aussitôt à mon excès d’audace; je m’évanouis. L’infâme (c’est le nom qu’il mérite), m’a dit ensuite, qu’il croyait que je l’avais fait exprès. Il abusa de ma triste situation pour satisfaire sa brutalité. J’étais entre la mort et la vie: car j’avais une connaissance confuse de ce qui se passait; je voulais m’écrier, et je sentais que ma langue était liée. Enfin, je repris connaissance. Mon premier mouvement fut de le déchirer. Je fis un effort qui épuisa mes forces, ou plutôt qui me montra que je n’en avais plus. Il est impossible d’exprimer à combien d’indignités je fus exposée dans cette triste situation: le malheureux agissait comme si j’eusse été sa complice… J’entendais ses expressions et ma langue ne pouvait se délier pour le démentir. Mais l’excès de mon désespoir le toucha enfin, ou le rebuta, je ne sais lequel. Il passa dans une autre pièce, et il dit tout haut à deux femmes, la honte de notre sexe, qui le servent dans ses débauches: «Voyez donc ce qu’elle a! je crois en vérité qu’elle est réellement évanouie.» Elles le regardèrent en ricanant, et elles vinrent auprès de moi; je les voyais, je les entendais, mais je ne pouvais leur parler. L’une me tâta le pouls, et elle fit à l’autre un signe alarmant: «Elle se meurt! ceci est sérieux! il faut le dire à monsieur!…» Celle à qui l’on parlait se prit à rire, en répondant une chose très grossière. Elle alla trouver le marquis. Il revint: je crus qu’il allait insulter à mon malheur; mais il fit un geste de désespoir, et il leur dit: «Ne négligez rien! Ah Dieu! si j’étais assez malheureux pour causer sa mort, je ne me le pardonnerais pas! Bon! répondit la plus méchante des deux femmes, c’est une bégueule! est-ce qu’on meurt de ces choses-là!» Le marquis la fit taire, et on me laissa tranquille, par l’ordre d’un médecin, qui ne m’aborda que les yeux bandés, je crois, mais je n’en suis pas absolument sûre à présent. Les femmes me forcèrent, par toutes sortes de moyens, à prendre ce qui m’était ordonné; j’avais une si grande frayeur du marquis, que dès qu’on prononçait son nom, je tressaillais; elles s’en aperçurent, et elles employèrent ce moyen, pour m’obliger à recevoir tout ce qu’elles me présentaient; la menace de faire entrer le marquis m’eût fait avaler du poison. Je me remis un peu. Lorsqu’on vit que j’avais recouvré toute ma connaissance, on me présenta une lettre du marquis, que je rejetai avec indignation.»Lisez sa lettre, me dit une des femmes, où il va paraître lui-même.» Je lus donc cette odieuse lettre, que j’ai retrouvée dans mes poches, et que je t’envoie.

Lettre du Marquis, à Ursule.

L’amant le plus tendre et le plus respectueux, malgré les apparences contraires, obtiendra-t-il que vous vouliez le voir un instant, mademoiselle? Il ne prétend que vous rassurer sur les étranges idées que vous avez prises de lui et de sa conduite avec vous. Votre situation me met au désespoir; je n’aurais jamais pensé qu’une fille aussi raisonnable pût s’abandonner à des frayeurs, assez vives, pour la mettre à deux doigts du tombeau; et comme si ce n’était pas assez de ses peines trop réelles, les chimères de son imagination lui en fournissent de plus cruelles encore, Quoi! vous avez pensé… Mais non, vous ne l’avez pas cru, et les reproches que vous m’avez faits, étaient une suite du délire. Vous êtes, mademoiselle, telle que vous êtes entrée chez moi; rassurez-vous, et ne croyez pas à des attentats qui n’ont eu de réalité que dans votre imagination. C’est pour vous tranquilliser là-dessus, connaissant toute votre délicatesse, que je prends la liberté de vous écrire: l’horreur que je vous inspire, d’après ces idées fausses, ces rêves, que vous croyez des réalités, m’empêche de me présenter devant vous; mais une fois désabusée, et votre santé assez fortifiée pour qu’on puisse vous transporter sans danger, moi-même j’irai prendre vos ordres, pour vous remmener chez votre gouvernante, et m’exposer à tout ce que la colère pourra lui suggérer. Voilà, mademoiselle, votre vraie situation, et mes véritables dispositions.

Je suis avec le plus profond respect et le dévouement le plus absolu,

Votre, etc.

On me demandait une réponse à cette lettre, ou plutôt on l’exigeait: mais, malgré tous mes efforts, je ne pus parvenir à la commencer. J’étais absorbée dans mes réflexions, et ma tête encore faible, se fatiguait à tâcher de rendre vraisemblable ce que le marquis m’écrivait. Ne pouvant rien débrouiller, je trouvai plus court et plus consolant de le croire, et cette crédulité me tranquillisa beaucoup mieux que tout le reste. C’était son but sans doute. Mais l’abominable homme ne me rappelait des portes de la mort, que pour m’y faire retomber par la plus indigne des brutalités.

Il vint me voir, et par les respects les plus affectés, par ses regrets, par ses larmes, il me rassura davantage encore. J’allais absolument mieux le lendemain, mais le sommeil fuyait loin de mes paupières, et j’étais fort agitée. Il me proposa lui-même une potion calmante que j’acceptai. Elle me procura un profond sommeil, qui ne finit que par une situation dans laquelle je ne m’étais jamais trouvée, soit que ce fût l’effet de ce qu’on m’avait fait prendre, ou qu’elle eût une tout autre cause. En m’éveillant, le marquis était à mon égard le plus coupable des hommes: cependant… Je secondais son crime, malgré moi, comme s’il y eût eu dans moi une autre volonté contraire à la mienne… Il a même osé depuis m’assurer que je lui avais rendu un baiser… Si je l’ai fait, mon âme n’y a point eu de part, et cette malheureuse connivence de mes sens n’a servi qu’à redoubler mon désespoir, lorsque ma raison a été revenue. Jamais il n’y eut de fureur égale à la mienne; je voulais tuer l’infâme; j’aurais, je crois, attenté à ma propre vie, si j’en avais eu la liberté. Je l’entendais qui disait, en se retirant, après m’avoir laissée entre les mains des deux femmes: «C’est une inconcevable fille!».

Ces deux malheureuses, loin de me consoler, entreprirent de me faire honte de mon désespoir; elles me raillèrent cruellement, et si j’avais cru le marquis capable de penser et de parler comme elles, je ne sais ce que je serais devenue. Mais lorsque leurs propos eurent porté mon indignation au plus haut point, et que j’eus imposé silence aux deux créatures de la manière la plus propre à m’en faire obéir, un laquais du marquis les fit sortir de ma chambre, et j’entendis qu’il les traitait avec une sévérité réelle. Aussi ne reparurent-elles plus devant moi; deux autres, fort jeunes et très naïves, leur furent substituées. Malgré cet adoucissement (si l’on pouvait en donner à des peines comme les miennes), j’envisageais ma situation avec désespoir; je voyais que le marquis avait résolu de me garder, pour assouvir entièrement sa passion, et passer successivement avec moi, de la violence aux soumissions, comptant qu’enfin, je me ferais à mon sort; je pris le parti de ne plus rien recevoir de leurs mains, qui prolongeât ma vie. On me laissa d’abord assez tranquille, espérant qu’en ne me pressant pas, et feignant de ne pas s’apercevoir de mon dessein, le besoin me ferait bientôt accepter sans honte, ce que je n’aurais pas encore refusé. Mais la journée s’étant écoulée, on marqua de l’inquiétude: je le voyais aux mouvements qui se faisaient autour de moi. Le marquis parut enfin lui-même, et sans m’approcher de trop près, il me pria de prendre quelque chose.»Je ne veux rien de vous que la mort, lui dis-je; tout autre don qui viendra de votre part m’est odieux.» En même temps je fis un mouvement de désespoir qui l’obligea de disparaître. Je refusai constamment durant la nuit et le lendemain de prendre aucune nourriture. Ce fut alors qu’il m’offrit ma liberté. Cette promesse ébranla ma résolution; je ne voulus pas avoir à me reprocher d’y avoir été insensible. J’acceptai quelque chose, et je le sommai aussitôt de tenir sa parole. Mais je ne pus moi-même faire aucun mouvement sans m’évanouir, tant ma faiblesse était grande! Je vis le marquis en larmes; il me les cachait, et ce fut ce qui me donna moins d’horreur pour lui. Je continuai de recevoir les secours qu’on apportait à ma situation, et je me fortifiai en quelques jours. Je fis de nouveau presser le marquis de me tenir sa parole: mais il éludait toujours sous quelque prétexte. Enfin, un soir, il vint auprès de mon lit, et après beaucoup d’excuses et de protestations, il me déclara qu’il n’attendait que ma convalescence, pour me tenir sa parole, au sujet du mariage secret, qu’il m’avait proposé; qu’il me donnerait toutes les assurances d’une prompte ratification. Je rejetai son offre. Il jura pour lors que ma liberté dépendait de moi, mais à ce prix, et qu’il aimerait mieux me voir périr que d’abandonner ses espérances. Il me tourmenta, il m’effraya même par les plus terribles menaces (du moins dans mes idées). Je fléchis… malgré moi. Nous en étions là (et voici un secret que je n’ai révélé à personne, pas même à Mme Parangon, ni à Laure, à laquelle dans mon premier trouble, j’ai écrit ce même récit), quand je vis entrer un prêtre et quatre témoins. On essaya de me lever: on y parvint, en me soutenant, on me para même, et on me conduisit dans une chapelle, où le prêtre nous donna la bénédiction des mariés. Je dis oral, ne sachant ce que je faisais. Le marquis paraissait transporté d’autant de joie que j’avais de douleur.