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Lettre 114. Ursule, à Gaudet.

[Elle lui expose son art pour le libertinage. Hélas! l’infortunée le paiera cher!].

30 juin.

Me voilà presque brouillée avec le marquis, et davantage encore avec Edmond. Ce dernier est, je crois, jaloux, mais beaucoup plus que le marquis lui-même. J’étais si heureuse! jamais vie ne réunit tant de plaisirs que la mienne, pendant environ un mois, le temps de votre voyage compris! mais à présent, ce ne sont que des plaintes, des soupirs, des brouilles. On me reproche surtout mes complaisances pour vous: c’est mon plus grand crime aux yeux d’Edmond. Il me dit hier soir des choses très dures, et appela ma maison par un très vilain mot. Cela me surprit, et les larmes m’en vinrent aux yeux. Il eut regret de sa brutalité; il m’en demanda pardon, et me promit de se contenir, pourvu que je bannisse tous mes amants. J’ai promis; mais bien résolue de ne pas tenir…

Où en serais-je, avec la dépense que je fais! Voilà plus de cinquante mille écus que je dépense, depuis un an, et le marquis n’a guère fourni que quatre-vingt mille livres: encore commence-t-il à se plaindre. C’est que sa femme, de son côté, fait aussi une forte dépense: surtout depuis quelque temps, que nous nous sommes écrit. Il est inconcevable (c’est une réflexion que je faisais ce matin) combien une femme entretenue coûte! c’est quelque chose d’effrayant! Si elle veut plaire, exciter des désirs dans tous ceux qui l’approchent, il faut qu’elle se diversifie, au point de ne jamais se ressembler: pour être toujours appétissante, il faut du neuf tous les jours; il lui est, impossible de mettre deux fois les mêmes choses, la plupart trop fragiles, à moi, par exemple, les gazes, les chaussures ne me servent qu’une fois: Marie et Trémoussée s’emparent de ma dépouille chaque soir. Je sais bien que les autres femmes entretenues n’en agissent pas avec autant de prodigalité; mais qu’est-ce que cela, en comparaison de moi? J’en ai vu que je n’aurais pas voulu toucher avec des pincettes: des souliers dont le talon était crotté; des bas de trois jours au moins; des bonnets presque salis; une chemise de deux jours. J’en prends deux ou trois dans la belle saison, et une seulement en hiver, par paresse. J’ai déjà fait remonter dix fois mes diamants; chaque mouchoir ne me sert qu’une fois. Aussi tous les, hommes m’adorent; ils ne trouvent rien en moi qui ne soit la propreté même: car si je suis si attentive, pour ce qui me touche, et n’est pas moi, vous devez croire que je la suis davantage encore pour ce qui est moi-même.

Quant à mes meubles, on les croirait vivants, et ils ont leur coquetterie: c’est un talent dans lequel je me suis perfectionnée depuis votre, absence. Outre leur somptuosité, ils ont la volupté pour âme; car j’ai voulu qu’ils en eussent une. Mes sofas sont d’une façon particulière: mes chaises pliantes, mes ottomanes, mes bergères, etc., me reçoivent dans leurs bras, et paraissent plutôt des êtres actifs qui m’étreignent, que des meubles passifs qui me portent. Tout cela coûte des sommes immenses. J’ai des tableaux: ce ne sont pas des chefs-d’œuvre, à l’exception de ceux de mon frère, qui ont beaucoup de mérite; mais ils peignent la passion que je veux exciter, dans toutes les attitudes, graduées avec art par moi-même; et chacun est en opposition avec une glace. qui le reflète: ils sont placés de manière qu’il y en a toujours un de vu, des trois qui accompagnent chez moi chaque trône du plaisir. Celui des préludes est libre et tendre, celui qu’on voit dans l’ivresse, est licencieux: et celui qu’on ne voit qu’ensuite, exprime la reconnaissance; il est suivant les preuves que j’en attends, et il les indique. C’est moi dans le premier et le troisième tableau; c’est une autre dans celui du milieu, parce que l’émotion, même celle du plaisir, quand elle est aussi fortement exprimée que je l’ai fait rendre, contracté les muscles, et enlaidit toujours un peu. Vous demanderez comment on voit ces trois différents tableaux, sans doute placés dans le même cadre? C’est encore ici une de mes inventions – il y a un petit bouton d’ivoire au parquet, à la portée de mon pied; ce bouton a un fil d’archal qui passe par-dessous le bois, et qui va faire glisser la toile de chaque tableau, dès que je l’ai poussé. Ce mécanisme est très prompt, et ne fait aucun bruit. J’ai joui quelquefois de l’étonnement de mes adorateurs. Il en est qui croient s’être trompés, et qui pensent avoir vu le premier et le second tableau dans une autre pièce. Un a voulu voir s’il n’avait pas été déplacé par quelqu’un: il a tout visité, et ayant trouvé un mur solide, il n’a su qu’imaginer. Il y a cent ans, que je lui aurais persuadé que j’étais une fée, ou une magicienne: mais aujourd’hui, il n’y a plus moyen; il faut rester femme, sauf à se rendre la plus séduisante que l’on peut: cependant il y aurait beau jeu! car on ne trouve pas même le fil d’archal du ressort; c’est qu’au troisième, il quitte le tableau, et je remonte la machine à chaque fois. Les ressorts de mes sofas ont encore plus de perfection.

J’ai fait peindre quelques-unes de vos estampes, et j’espère qu’à votre dernier voyage, vous me fournirez de nouveaux sujets d’après nous… J’oubliais de vous dire que la vertu même ne pourrait être sage sur mes meubles.: j’aurais fort envie d’y voir la belle Parangon, Edmond à ses genoux: parbleu! c’est un plaisir que je voudrais me donner! Ce qui me fait penser à cette folie, c’est que Fanchette est venue me voir un de ces jours, mais bien accompagnée; on me regarde comme une femme dangereuse. Je l’ai fait asseoir, exprès, sur le plus animé de mes sofas. Elle s’est aussitôt relevée avec une sorte de frayeur. J’en ai beaucoup ri. Cependant l’innocente ne s’y connaît pas si c’eût été sa pudique sœur, j’aurais pu donner à sa frayeur un motif plus éclairé.

J’ai bien des amants! je les rends tous assez contents de moi: mais c’est un travail!… N’allez pas rire! c’est un travail d’esprit, que je veux dire. Il me faut une adresse infinie pour concilier les rendez-vous, renvoyer les traîneurs, distribuer à tous ces gens-là, quand ils sont rassemblés, des attentions qui ne me commettent pas, de sorte que ce que je fais à chacun soit précisément dans ses idées, la marque distinctive de la préférence. Il faut préparer tout cela dans le tête-à-tête, sans avoir l’air d’en convenir avec eux. Cette étude m’occupe beaucoup! et souvent, tandis qu’on me croit livrée au sommeil, je réfléchis aussi profondément qu’un ministre d’État. L’étude de ma toilette succède: vous savez quels détails elle exige! quelle imagination il me faut chaque jour: car s’en rapporter aux ouvrières, ce sont des brutes, même à Paris. Rien de si galant, dans son origine, que la robe à la française: c’était un corsage élégamment fait, dont une étoffe en plis gracieux recouvrait le dos, plutôt pour masquer les épaules, ou leur rondeur, que pour ensevelir la taille: voyez où les maudites ouvrières l’ont amenée? c’est à présent l’habillement le plus maussade; il donne aux femmes, même aux plus sveltes, l’air de ruches à miel ambulantes. Mon goût, à moi, prescrit tout, imagine tout; je fais défaire, refaire, je déchire, je coupe, je jette au feu tout ce qui me déplaît, et je le fais recommencer: j’ai dix ouvrières, car je manquerais à tout moment d’habits. Chacune de mes robes est faite de manière, qu’à les voir, fût-ce à la friperie, ceux qui me connaissent m’y retrouveraient: c’est un compliment que me fit l’autre jour l’ambassadeur de***. Ma chaussure ne m’exerce pas moins que mes robes: c’est la partie de la parure où l’âme d’une femme se montre davantage; moins cet article tient à nous, plus il semble vil et bas, et plus il doit être soigné; mes chaussures non seulement ont de la grâce, mais une grâce unique, qui n’est qu’à moi; ni Laure, ni la marquise, ni… J’allais dire la Parangon, mais celle-là, sans avoir les grâces comme moi, elle les a d’une autre manière, que je préférerais, si j’étais elle sa beauté majestueuse est d’un autre genre que la mienne, et son goût est exquis pour son genre de beauté; mon frère, qui n’est pas un automate en amour, l’a bien senti! il me disait un jour: «Je connais deux personnes qui sont absolument espagnoles pour les pieds, et qui devraient, comme les belles ibériennes, ne les montrer, que pour annoncer la dernière faveur: car il est impossible de les voir, sans éprouver les plus violents désirs.» Je lui demandai qui? Il me regarda: «Vous êtes la seconde pour moi.» Il me dit ensuite, qu’en voyant ma chaussure et celle de Mme Parangon, on ne pouvait s’empêcher de sentir que cela devait appartenir à une jolie femme… J’adopte le blanc de préférence; mais j’emploie aussi les autres couleurs, surtout le noir, qui fait quelquefois à merveille; le rose, le vert, mais il veut de la broderie; l’orangé, le bleu céleste, le gris perle, les étoffes d’or et d’argent pour les mules, etc. La façon varie: la plus galante, celle qui fait plus d’impression, est une pointe aiguë, un talon mince et fort haut; mais il faut que la forme soit aisée, qu’elle ne paraisse pas fatigante, et c’est à quoi je veille ce qui m’a donné le goût des talons élevés, auxquels je me suis si bien habituée, qu’ils ne me gênent pas, est d’abord la grâce que j’ai vu qu’ils donnaient à la belle Parangon, ensuite, un mot de mon frère, qui causait avec le marquis: «J’aime singulièrement les talons minces élevés pour les femmes: parce que ce genre de chaussure est plus éloigné du nôtre, et par conséquent a le sexe opposé; cela donne en outre aux femmes une marche moins facile, plus molle, plus voluptueuse; une marche qui semble nous demander notre appui.» Je goûtai beaucoup cela, et j’en fais mon profit. Enfin, malgré la mode des talons bas, je vis un jour au Palais-Royal une jolie femme en talons hauts et minces, dont je fis la comparaison avec une autre jolie femme à talons bas; la première avait l’air d’une déesse, la seconde, d’une petite caillette. Le talon court d’ailleurs, grossit la jambe d’une femme, et lui ôte toute la grâce du bas: je trouve que celles qui adoptent cette mode, entendent bien mal leurs intérêts! Cependant, je porte quelquefois des chaussures basses: mais alors le devant est fait de manière qu’on les croirait élevées, et les talons en sont toujours très minces. Mes bas sont du plus beau blanc, souvent à coins d’argent, surtout lorsque le costume que je dois prendre exige une jupe courte. Rien n’est à négliger. Mais mon chef-d’œuvre de goût, d’élégance, de coquetterie c’est la coiffure: les pieds et la tête sont le plus important de la parure; le proverbe qui le dit, en est trivial; c’est par ma coiffure, que je me donne tous les jours une physionomie nouvelle, et du caractère que je la veux, tantôt en cheveux, tantôt en bonnet; mais surtout par mes bonnets. J’en change plusieurs fois le jour, si j’en ai le temps, suivant les personnes que j’ai à recevoir, et je deviens tour à tour agaçante, ou modeste, ou coquette, ou prude, ou folle, ou bacchante, ou naïve, ou effrontée, ou honteuse ma coiffure me donne l’âme que je veux, et en y joignant l’expression des yeux, je tromperais… Gaudet lui-même. Mes amants me possèdent sous tous ces caractères: il en est qui me reconnaissent difficilement, et qui me regardent à deux fois. Ce n’est pas tout, mes détails avec eux sont proportionnés au costume que j’ai choisi; et je prends ce costume, ou d’après la façon dont je me trouve montée; ou d’après la connaissance de ce qui plaît davantage à l’amant que je veux favoriser; ou d’après l’idée que je veux lui donner de moi; ou enfin d’après le genre de plaisir que je veux lui procurer. La coiffure en bacchante annonce une Cléopâtre; celle en folle, une badine, qui leurre et couronne, tour à tour; celle en naïve, une vierge, qui se défend avec maladresse; celle en effrontée, que je veux prévenir, et faire un Encolpe de mon amant; celle en honteuse, que je veux me défendre, par ces finissez donc charmants de la jolie G**; celle en prude, que je veux ressembler à la Parangon, et qu’il faut employer la violence; celle en coquette, que je veux jouir à la M ***, et me servir du secours de mes meubles. Chacun voit ainsi, en m’abordant, le sort qui l’attend dans mon boudoir: et comme chacune de ces choses a ses détails agréables, je ne me suis pas encore aperçue que personne ait été mécontent du sort que je lui préparais.