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Lettre 98. Réponse.

[Le méchant ne veut pas le libertinage, mais une perversion raisonnée, pour procurer un avantage temporel à Edmond.].

20 janvier.

C’est à présent, belle Ursule, que vous avez besoin de conseils, et surtout de prudence pour vous conduire! Vous voilà au-dessus des préjugés: mais le pas est glissant! pour peu que vous incliniez à droite ou à gauche, vous tombez, ou dans le remords, ou dans le libertinage. Je vous demande pardon de l’expression je l’emploie dure, parce que vous ne la méritez pas, et qu’il est bon de vous parler net. Il faut donc, très chère fille, commencer à vous rendre compte à vous-même de vos principes, si vous voulez éviter le malheur, et jouir au sein de la volupté, de toutes les douceurs de la vertu, unies à tous les avantages du vice (que ce mot ne vous effraie pas; ce n’est qu’un mot). Vous êtes fille entretenue: je tranche au vif, et je parle vrai, vous vous donnez au marquis, qui vous adore. Cette action en elle-même est indifférente: elle peut être louable, ou digne de mépris, d’après les motifs. Quels sont les vôtres? je les connais, et je crois qu’ils sont les seuls. Vous avez un frère qui vous aime, qui est digne de toute votre affection, à qui vous devez une seconde existence, car sans lui que seriez-vous? Sûrement la femme d’un rustre, qui vous ferait des enfants, vous forcerait à les nourrir, à le servir, et à travailler par-dessus tout cela comme une négresse. Qu’êtes-vous aujourd’hui? Une femme charmante, adorée, fêtée, riche, qui pouvez, avec le temps, faire la fortune de votre frère et celle de toute votre famille. Vos motifs sont uniquement de servir Edmond. Cette disposition est noble, elle fait une vertu sociale d’une action indifférente. Mais, direz-vous, je suis au mari d’une autre! Vous savez que cette autre a un dédommagement, et qu’ainsi personne n’est lésé: car si quelqu’un l’était, votre conduite serait criminelle, et celle de votre frère aussi, qui aime la marquise, et qui en est aimé. C’est un échange: ils sont permis, dans la société, pour tous les autres biens; une sorte de décence l’interdit pour les femmes, chez les nations policées (car il en est parmi les sauvages, et même chez les Tartares où cet échange est autorisé), à l’exception de Sparte, dont les lois sont exaltées par tout le monde, comme les plus sages qui aient jamais été données aux hommes. Eh bien, prenez que vous vivez à Sparte, et pour ne pas être contrariée, gardez une réserve modeste devant le monde; qu’on ignore quelle loi vous suivez, et contentez-vous de jouir du repos d’une conscience pure, unie à l’estime de vos concitoyens les plus scrupuleux.

Pour cela, chère fille, vous voyez qu’il faut éviter tout ce qui serait capable de faire connaître votre conduite; que vous devez, sinon vous attacher au marquis, du moins le bien traiter, ne le tromper jamais; et si cela vous arrivait par hasard, ou par accident, faire en sorte qu’il ne s’en aperçût pas. À qui ne connaît pas un tort, ce tort devient nul. Je vous conseille de vous unir s’il est possible d’amitié avec la marquise: cela se pourra, si elle aime votre frère. Il en est des moyens: celui qui me rirait davantage, et que je regarderais comme le plus digne de vous, serait d’attirer quelques présents du marquis, pour les rendre à sa femme: mais il faudrait être bien sûre auparavant qu’elle ne s’en trouverait pas humiliée! C’est ce que l’étude de son caractère vous apprendra, soit par vous-même, soit par Edmond. Une chose que vous ne devez jamais perdre de vue, c’est que vous n’êtes qu’un, votre frère et vous; vos intérêts sont les mêmes; tout le bien qui arrive à l’un, rejaillit sur l’autre; tout le monde peut être étranger à votre égard, mais Edmond et vous ne pouvez jamais être séparés d’intérêts. Il faut penser tout haut ensemble, n’avoir qu’une même âme, les mêmes vues, les mêmes desseins; de l’instant où vous serez désunis, vous êtes perdus l’un ou l’autre, et peut-être tous les deux. Je vous donnerai de bouche un autre conseil, que je n’ose confier au papier.

Quant à votre morale et à votre philosophie, suivez celles de la nature, ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit; faites du bien, pour qu’on vous en fasse; ne faites jamais à personne un mal inutile, c’est-à-dire, qui n’ait pas pour vous un avantage assez grand pour que vous puissiez un jour réparer le mal que vous auriez fait, s’il était nécessaire. Ne ruinez pas votre amant: parce qu’il faut être au-dessous des bêtes féroces, pour réduire à la misère et au désespoir un galant homme qui a de la faiblesse pour nous. Enrichissez-vous cependant: mais par une sage économie; en bannissant toutes les fantaisies ruineuses, toutes les dépenses sans but. Aimez l’argent, c’est une vertu dans une fille de votre classe, pourvu qu’elle ne la pousse pas jusqu’à l’avarice sordide: c’est que ce vice ôterait quelque chose aux grâces, il donnerait à la beauté un air mesquin; la prodigalité lui en donne un autre, qui ne me revient pas davantage; c’est un air délabré, avide, corsaire; tout cela gâte les traits d’un joli visage, parce que jamais ceux de l’avare ni ceux de la prodigue ne portent l’empreinte du contentement, de la tranquillité, de la paix de l’âme, le plus précieux des biens. Évitez le jeu; c’est un vice, et l’un des plus odieux. Fuyez le libertinage; et si vous aviez du tempérament, comportez-vous avec prudence, et comme je vous le dirai, lors de mon séjour à Paris.

Le train de vie que vous prenez n’est peut-être pas sans une sorte de scandale; mais qu’importe, si l’on s’y fait un nom qui distingue, et que la réputation qu’on acquiert soit honorable à certains égards: on se met alors au niveau de tous les hommes illustres qui ne sont pas loués entièrement et dans toutes leurs actions. Le plus grand mal, quoi qu’en disent les moralistes, c’est l’obscurité, la bassesse; c’est la vie de ces plantes mouvantes, qui végètent autour de vous, qui vivent et qui meurent sans que personne se soit aperçu de leur existence. C’est ce malheur que je veux faire éviter à Edmond, et par occasion à vous-même; car c’est lui que j’avais seul en vue autrefois, ne vous connaissant pas encore; c’est ce malheur que je redoute pour moi-même bien plus que la mort; jusque-là, que je préfère le sort d’Érostrate, de Cartouche, ou de Mandrin, à celui de quelque honnête homme obscur, mort avant d’avoir cessé de vivre, et parfaitement nul aujourd’hui. Cette assertion paraît forte! mais je me suis donné le plaisir, à Saint-Bris, de faire lire la vie de Cartouche à de petits paysans, encore dans l’innocence, et je n’en ai pas vu un seul qui ne s’intéressât à lui, qui ne sautât de joie, lorsqu’il échappait à quelque danger. Qu’en aurait obtenu de plus Turenne ou de Saxe? Mais il faut ici considérer, ma chère fille, que ce n’est pas le crime ou le vice qui intéresse; c’est une certaine hardiesse, une certaine grandeur: un scélérat bas, un vil empoisonneur, n’excite que le frissonnement et l’indignation. Il faut donc, dans un état scabreux, et, qui nous expose au grand jour, montrer un côté brillant; il faut compenser les petits défauts par de belles qualités; ce que le monde nomme machinalement inconduite, par des vertus, l’humanité, par exemple, la bienfaisance. J’ai fait une observation: c’est que les comédiennes, presque toutes des libertines, et les plus viles des créatures, par leur vilaine âme (Mlle Lecouvreur exceptée), trouvent néanmoins la gloire dans le chemin du libertinage. Pourquoi? C’est que ce dernier n’est qu’un accessoire; les qualités brillantes des grandes actrices l’effacent, et le font regarder comme un badinage, un délassement de ces femmes à talents sublimes: que ce soit une doublante qui donne dans les mêmes travers, elle n est pas également excusée, à moins que sa beauté ne lui tienne lieu de mérite; car ce don naturel dans les femmes compense tout, au lieu que ce n’est qu’une misère dans les hommes, qui souvent même les a rendus ridicules; et la mode en cela, est conforme au bon sens. J’ai connu d’autres actrices qui n’ayant ni grand mérite, ni grande beauté, ont eu recours au moyen le plus efficace, pour se faire honorer dans leur état; elles ont été charitables. Il ne faut qu’une bagatelle pour cela; telle de ces filles qui reçoit de son amant en titre quarante mille francs par an, se fait la plus brillante réputation, avec moins de mille écus, distribués durant un rude hiver; elle est prônée, louée par nos poètes, et bénie par tous les bonnes gens; la dévote, qui en enrage, cite aux cœurs durs, à son sujet, ce passage adressé aux Pharisiens Les prostituées mêmes seront mieux traitées que vous.

Mais, ma chère fille, la gloire qui vous attend est bien au-dessus de tout cela. Votre figure est parfaite, vous avez des sentiments nobles, élevés, le marquis est puissamment riche, et il vous met à la tête d’une maison, dont vous êtes réellement la maîtresse, où vous recevrez du monde, où vous jouerez le rôle de Ninon : car voilà votre modèle, ou la charmante Marion de Lorme , que le chevalier de Grammont élève si haut, tout en parlant de ses galanteries. Placez-vous, s’il se peut, au-dessus de ces deux femmes qui font honneur à leur siècle: devenez comme elles, fameuse, courue, fêtée; mais ne vous contentez pas d’établir votre réputation sur les charmes de votre commerce, sur votre beauté, sur votre façon de penser libre, hardie: joignez-y la bienfaisance. Il faut cela dans ce siècle! le moins aumônier de tous, et où tout le monde est si pauvre, au sein des richesses, à cause du luxe, qu’on y prêche la bienfaisance, plutôt pour en être l’objet, que par goût pour elle. Tel est l’effet de nos besoins factices trop multipliés!… D’après cela, soyez généreuse; ayez quelques familles pauvres, auxquelles vous ferez du bien, et qui en diront de vous; choisissez-les bien, ou plutôt, je vous les choisirai – ce seront des gens un peu relevés au-dessus du commun, obérés par des malheurs, des faillites, et obligés à garder dans le monde un certain décore . Ces gens-là, qui verront la bonne bourgeoisie, ne diront pas qu’ils sont vos obligés, mais ils exalteront votre bienfaisance, ils en parleront la larme à l’œil, et feront aller votre réputation partout. Pour leur donner des sujets à citer, vous aurez aussi deux ou trois pauvres manœuvres, bien chargés d’enfants, à qui vous donnerez le nécessaire, que vous leur porterez de temps en temps vous-même, mise avec modestie, et presque en grisette, mais ayant de belles dentelles, des odeurs et tout ce qui peut annoncer une grande dame qui se cache. Voilà les traits que citeront vos obligés d’un ordre au-dessus du commun. Il ne sera pas mal que je vous déterre aussi quelque croix de Saint Louis, réellement brave homme, et dans le plus grand besoin: j’aurai soin que ce soit un homme modeste, plein de mérite, que sa timidité, sa fierté ou son manque d’intrigue auront seuls empêché de faire son chemin. Vous ferez à cet homme une pension de mille écus, et vous lui donnerez votre table. Vous l’y traiterez avec respect, et vous tâcherez qu’il y tienne le haut bout, en l’absence du marquis. Vous le reconduirez toutes les fois qu’il sortira, en un mot, vous lui marquerez la plus haute considération. Plus vous l’honorerez, plus vous vous honorerez vous-même. Quand on vous demandera qui il est? Vous répondrez en citant ses belles actions, et vous laisserez entrevoir que votre respect pour lui, ne vous permet pas de lui offrir autre chose que votre table: mais que c’est bien malgré vous! ces propos lui reviendront; et soyez sûre que cet homme, tel qu’il soit, portera votre réputation jusqu’à la cour, et vous y fera voir en beau.