Les amours d’Olivier
I
Olivier avait vingt ans. La poésie n’avait d’abord été chez lui qu’une maladie de la première jeunesse, qu’un premier amour avait fort envenimée, et que plus tard la fréquentation de jeunes gens voués à l’art avait rendue chronique. Le père d’Olivier, homme très rigide et très positif, voulait faire suivre à son fils la carrière du commerce, et dans cette intention il avait envoyé Olivier prendre des leçons de tenue de livres chez un professeur du quartier. C’était un homme déjà vieux, ayant mené longtemps la vie des joueurs et des débauchés, et le moins habile physionomiste aurait lu facilement sur sa figure la carte de tous les mauvais penchants. À quarante-cinq ans cet homme, qui s’appelait M. Duchampy, avait épousé une jeune fille qu’il avait séduite. À l’époque où Olivier vint prendre des leçons chez lui, M. Duchampy était marié depuis quelques années; sa femme avait vingt-quatre ans. C’était une femme de cette race frêle et maladive, où les poètes de l’école poitrinaire vont ordinairement chercher leur idéal. Madame Duchampy possédait toutes les grâces langoureuses et attractives de ces sortes de tempéraments, hypocrites quelquefois, et qui, sous une apparence de faiblesse, cachent de grandes provisions de force et d’ardeur. Ses yeux d’un bleu indécis s’allumaient parfois d’un éclair fugace aux lueurs duquel son visage, ordinairement calme et pâle, s’animait et se colorait à la fois. Mais ce n’étaient là que de rares accidents, de passagères éruptions de vie, résultant peut-être d’un flux de jeunesse et de passion comprimées. Sans être précisément un appel à la pitié, son sourire excitait l’intérêt, et paraissait accuser confusément une vie de souffrances ignorées dont la confidence, faite de sa voix lente et douce, pouvait être souhaitée par un jeune homme enclin à l’élégie. Madame Duchampy restait souvent le soir dans la salle d’étude où Olivier venait prendre sa leçon quotidienne. Elle travaillait à quelque ouvrage de tapisserie ou donnait ses soins à une petite fille de deux ans, qui, dans les bras de sa mère, semblait une fleur mourante attachée à un arbrisseau malade. Pendant que son professeur s’occupait auprès de ses autres élèves, Olivier détournait les yeux de ses cahiers noirs de chiffres, et regardait Madame Duchampy, qui s’arrangeait toujours de façon à être surprise dans quelque attitude de coquetterie maternelle.
Il arriva une chose bien simple: c’est qu’Olivier n’apprit aucunement la tenue des livres, et qu’il devint parfaitement amoureux de la femme de son professeur. Un soir madame Duchampy se trouvant seule avec Olivier, elle lui fit ses confidences. C’était quelques jours après la mort de sa petite fille. Olivier tomba à ses genoux et laissa couler sur ses mains ces larmes toutes chaudes de sincérité qui gonflent les cœurs naïfs. Il eut toute l’éloquence de l’inexpérience. Il exprima la passion réelle avec l’accent vrai, et il fut écouté d’autant plus qu’il était attendu. À compter de ce jour-là Madame Duchampy s’appela Marie pour Olivier.
Cependant, quoi qu’il eût fait pour enrayer ses progrès, afin d’avoir un prétexte pour venir dans la maison, au bout de six mois de leçons Olivier en savait assez pour entrer dans n’importe quel comptoir commercial. Son professeur le lui déclara un jour; mais il ajouta: «J’espère néanmoins que cela ne vous empêchera pas de venir nous voir, et le plus souvent sera le mieux.» Olivier vint hardiment tous les jours.
Le professeur ne paraissait aucunement s’inquiéter de cette assiduité. Il en connaissait parfaitement le motif; mais il savait à quoi s’en tenir sur les relations de ce jeune homme avec sa femme, et se tenait rassuré sur l’innocence de cette passion, qui vivait dans l’outre-mer du platonisme le plus pur. Un jour M. Duchampy surprit une lettre que le poète écrivait à Marie. Cette épître, que le pudique Joseph lui-même aurait signée sans difficulté, commençait par ces mots: «Ma sœur!» M. Duchampy poussa un grossier éclat de rire.
– Et vous, demanda-t-il à sa femme, le nommez-vous mon frère? Cela serait curieux. Mais en vous appelant ainsi de ces noms fraternels, ne savez-vous point que vous semez tout simplement de la graine d’inceste dans le terrain de l’adultère?
– Olivier est un enfant, dit Marie; c’est de l’amitié qu’il a pour moi, c’est de la pitié que j’ai pour lui. Voilà tout, vraiment; mais, si vous le désirez, je le renverrai.
– Non pas! répliqua le mari. À moins qu’il ne vous ennuie trop avec son amour bleu de ciel. Gardez-le, cela m’est égal.
Au fond, M. Duchampy était réellement fort indifférent. Il n’aimait sa femme que comme un être docile et silencieux sur lequel il pouvait à loisir épancher ses colères quand il avait perdu au jeu. D’un autre côté, l’assiduité d’Olivier lui servait de prétexte pour s’échapper de son ménage et courir de honteux guilledous.
Les amours de Marie avec Olivier durèrent dix-huit mois, pendant lesquels ils ne s’écartèrent point des pures régions du sentiment. Au bout de ce temps, des pertes successives faites au jeu engagèrent M. Duchampy dans d’assez méchantes affaires, compliquées de faux. Il fut forcé de fuir en Angleterre pour éviter des poursuites. Sa femme resta à Paris, sans ressources. Olivier, qui jusqu’alors n’était resté avec Marie que du matin jusqu’au soir, y resta une fois du soir jusqu’au matin: c’était une nuit d’hiver, une de ces longues nuits, si longues et si dures pour les pauvres, si courtes et si douces pour ceux qui les passent les bras au cou d’une femme aimée. Mais le réveil de cette nuit fut terrible. Madame Duchampy était avertie qu’elle allait être poursuivie comme complice de son mari, affilié à une société de gens suspects. Voyant la liberté de sa maîtresse menacée, et sans réfléchir un seul moment qu’il pouvait se compromettre en la dérobant aux poursuites dont elle était l’objet, Olivier voulut sauver celle qui n’avait désormais d’autre appui que lui. Comme il ne pouvait l’emmener dans la maison de son père, où il logeait, Olivier pensa à un jeune peintre de ses amis qui, outre l’atelier où il travaillait, possédait dans un quartier voisin une chambre qui lui servait seulement pour coucher. Urbain consentit à céder cette chambre à Olivier, qui vint y cacher sa maîtresse. Urbain venait quelquefois passer la soirée avec les deux jeunes gens à qui il donnait l’hospitalité. Après plusieurs visites il revint un jour pendant l’absence d’Olivier, et passa beaucoup de temps avec Marie; le lendemain il revint de nouveau, et aussi le surlendemain. Le troisième jour, en rentrant le soir, Olivier ne trouva plus personne dans la chambre: – Marie était partie, laissant pour Olivier une lettre très laconique.
Elle lui apprenait qu’ayant reçu avis qu’on avait découvert son refuge, elle avait dû en chercher un autre chez une parente. Olivier ne lui en connaissait pas. Dans sa lettre Marie conseillait à son amant de ne point compromettre sa sûreté en cherchant à la voir, et lui ajournait à huit jours de là une entrevue, le soir, place Saint-Sulpice.
Olivier courut à l’atelier d’Urbain, pour lui apprendre ce qui lui arrivait.
Le peintre le reçut avec un air embarrassé.
– J’étais allé dans ma chambre tantôt pour prendre quelque chose dont j’avais besoin, dit Urbain. J’ai trouvé Marie en émoi: elle venait de recevoir l’avis dont elle parle dans la lettre; elle est partie sur-le-champ… Je l’ai accompagnée, ajouta-t-il maladroitement.
– Alors, tu sais où elle est? dit Olivier avec vivacité.
– À peu près, répondit le peintre, mais ce secret n’est point le mien, et je ne puis rien te dire. Qu’il te suffise de savoir que Marie est en sûreté; et comprends bien que, pour un certain temps, toi, qui es peut-être surveillé aussi, suivi sans doute, il importe, et la prudence l’exige, que tu cesses de voir Marie. Au reste, ajouta Urbain, je suis tout à toi, et je ferai auprès de ta maîtresse toutes les commissions dont tu me chargeras.
Olivier n’eut aucun soupçon. Au jour que lui avait indiqué Marie, il se trouva le soir place Saint-Sulpice; l’heure désignée avait déjà sonné et Marie n’était pas encore arrivée. Au moment où il commençait à perdre patience, il aperçut venir Urbain.
– Marie est malade et ne peut sortir ce soir, dit le peintre.
– Malade! fit Olivier, pâle d’angoisse. Conduis-moi vers elle.
– Non, reprit Urbain, elle me l’a défendu. Olivier regarda son ami, qui, malgré lui, baissa les yeux.
– Je veux voir Marie absolument, dit Olivier, entends-tu cela? ce soir, tout de suite, sans retard. Arrange-toi comme tu voudras; qu’elle vienne ou que j’aille la trouver. Choisis, il faut que je la voie.
– C’est bien, dit Urbain, qui paraissait inquiet. Je vais aller dire à Marie, malade, brûlée par la fièvre, qu’elle quitte son lit pour courir la rue, sous les frissons d’un ciel noir; je lui dirai que, dût-elle arriver en rampant sur le pavé et tomber morte sur cette place, il faut qu’elle vienne.
– Pourquoi ne veux-tu pas me conduire chez elle? dit Olivier doucement.
– Parce qu’elle ne peut point te recevoir là où elle est; ce n’est pas chez elle.
– Mais elle te reçoit bien, toi.
– Je ne suis pas son amant, moi, je ne suis que son ami à peine, et le tien; le trait d’union qui vous unit, voilà tout ce que je suis. Que décides-tu? Demain… après… dans quelques jours Marie pourra sortir sans danger pour sa santé et pour sa liberté. Attends.
– Je n’attendrai pas une minute, dit Olivier; va chercher Marie.