– Voyons, dit le bonhomme Jadis en frappant sur l’épaule d’Octave, avouez que je vous fais peur, que vous me prenez pour un libertin, pour un fou tout au moins. Ah! fit le vieillard avec un autre accent et en levant les yeux vers le ciel, fou… oui, je le suis peut-être, et Dieu me la conserve, cette chère et douce folie qui ne fait de mal à personne et qui me fait du bien à moi. Eh! mais, dit-il en relevant la tête après un court silence, nous boudons les bouteilles, à ce que je crois, jeune homme.

Et débouchant un second flacon, il versa du vin dans les verres.

Octave avait d’abord eu l’idée de chercher une excuse pour se retirer; mais un vague instinct de curiosité le retint près de ce singulier vieillard: il but le verre que le bonhomme venait de remplir.

– Ah! bon vin de mon pays, disait celui-ci en buvant lentement, tu as baptisé mon premier amour; et quand tu coules dans ma poitrine, il me semble que mon cœur prend un bain de jeunesse, bon vin de mon pays! Comme ça, dit tout à coup le vieillard en regardant son convive dans les yeux, vous n’aurez rien à me conter? Au fait, qu’est-ce que vous me pourriez dire? vous ne savez rien, puisque vous vivez dans un trou.

– Ah! c’est bien triste, autant vaudrait avoir pour voisin un séminariste. Quel funèbre compagnon vous faites! Dieu vous punira, jeune homme.

Octave releva la tête et regarda son hôte, dont le visage s’animait de plus en plus.

– Dieu me punira! dit Octave, qu’est-ce que je fais donc de mal? pourquoi?

– À quoi bon vous le dire? reprit le vieillard, vous ne me comprendriez pas. Vous ne croyez pas à mon évangile; c’est pourtant un livre honnête, car il conseille le bonheur, qui est la santé de l’âme. Après tout, continua le bonhomme, vous n’avez que vingt ans; vous êtes en retard, c’est vrai, mais vous pouvez vous convertir. Cependant vous aurez perdu le meilleur temps. Pour moi, je vais déménager; cette maison m’attriste maintenant. Je ne peux plus mettre le nez à la fenêtre sans apercevoir une vieille figure. Je comptais sur votre voisinage; mais… Bah! n’en parlons plus. J’irai loger de l’autre côté de l’eau, dans le quartier latin, c’est plein de jeunes gens; quelquefois je vais m’y promener. Je monte dans les maisons, sous le prétexte de louer un logement, j’entre partout, je regarde, j’écoute. Quelles jolies filles, quelle bonne humeur! comme tout ce monde-là est heureux! Seulement ils ont le tort de boire trop de bière; c’est mauvais, ça glace le sang. Parlez-moi du vin, à la bonne heure. Et il se versa une nouvelle rasade.

En ce moment, le vent qui soufflait des hauteurs de Montmartre secouait à la fenêtre de la salle à manger les lambeaux d’une vieille ronde populaire nouvellement arrangée en quadrille; et un musicien d’alentour, qui faisait à sa croisée des exercices de hautbois, se mit à répéter comme un écho l’air exécuté par l’orchestre de la barrière.

Le bonhomme Jadis, qui s’était subitement tu quand il avait entendu les sons lointains de cette musique, tressaillit et se leva précipitamment lorsque le hautbois du voisinage répéta l’air, dont pas une note n’était perdue.

Comme Octave faisait quelque bruit en se remuant sur sa chaise, le vieillard, qui avait l’oreille tendue dans la direction où l’on entendait l’instrument, se retourna vers le jeune homme et lui dit presque brutalement:

– Chut! taisez-vous donc.

Mais le hautbois avait cessé. Il s’était mis à jouer des fragments de musique empruntés aux opéras nouveaux.

– Il faudra que je découvre ce musicien, dit le bonhomme Jadis; et il allait verser à boire, quand le hautbois capricieux laissa de côté la musique moderne et recommença le vieil air populaire.

– Ah! le bon musicien, fit le bonhomme Jadis en se levant tout à fait et en se mettant à danser dans la chambre; le bon musicien! comme c’est bien ça. – Ça vous étonne, jeune homme, dit-il à Octave, qui paraissait de plus en plus surpris.

– Je vais vous dire, j’ai beaucoup aimé sur cet air-là autrefois, au temps où cette culotte, que vous me voyez, était neuve, l’habit aussi et mes mollets aussi, dit en riant le bonhomme en frappant sur ses jambes grêles. Ah! les pauvres quilles; elles se sont joliment trémoussées sur cet air-là. Et pourtant, si j’avais ma pauvre Jacqueline et que nous fussions sous le marronnier avec le gros Blaise, monté sur un tonneau et raclant sur son violon ce vieil air, je ne m’en tirerais pas encore trop mal. Ah! Jacqueline, voilà une fille; on l’appelait la belle aux cent amoureux. Et ce n’était pas assez dire, tout le pays en tenait pour elle; il y avait à l’armée une compagnie de gens qui s’étaient faits soldats à cause d’elle; j’en ai fait partie à mon tour.

Pour cette fois, Octave ne douta plus que son vieux voisin ne fût fou.

Une nouvelle bouffée de vent apporta les sons de l’orchestre de la guinguette, où l’on dansait encore le vieux quadrille dont le principal motif avait été répété par le hautbois.

Le bonhomme Jadis ne put pas y résister cette fois.

– Encore un coup, dit-il en vidant la bouteille, buvons et en route!

– En route! dit Octave, pendant que son voisin mettait son chapeau. Où allons-nous?

– Eh! parbleu, – nous allons à la danse. Ces diables de violons qui s’avisent de jouer cet air-là justement aujourd’hui, quand je suis dans mes idées. Il me semble que c’est Jacqueline qui m’appelle. Allons, jeune homme, en avant!

Octave hésitait, mais la curiosité l’emporta.

– Je vous accompagnerai, dit-il.

– Encore un coup, fit le vieillard en montrant les verres, ça donnera des jambes.

– Encore un coup, donc, dit Octave en trinquant avec le bonhomme Jadis.

– Et en route! fit celui-ci. Vous voyez que je marche droit et sans canne, dit-il à Octave. Au bout d’une demi-heure, le vieillard et le jeune homme couraient toutes les guinguettes de la barrière.

Dans chaque bal où il entrait suivi de son compagnon, le costume singulier du bonhomme Jadis lui attirait de bruyantes ovations mêlées de rires et de quolibets; mais le vieillard ne se fâchait pas et savait toujours répondre à ceux qui l’agaçaient, quelque repartie qui mettait les rieurs de son côté.

– C’est bien fâcheux, disait le bonhomme à Octave, je n’entends plus mon air, j’aurais volontiers dansé.

– Vous oseriez… devant le monde! fit Octave avec inquiétude.

– Et pourquoi non? J’ai bien osé d’autres choses sur cet air-là. Tenez, quand je me suis fait soldat, à cause de Jacqueline, vous savez, j’avais à peu près votre âge, et je n’étais certainement pas la valeur en personne. La première fois que je me suis trouvé en face des Autrichiens, dans les plaines de la Lombardie, j’ai joliment regretté ma Bourgogne et le violon du gros Blaise; et si on m’avait offert mon congé, je l’aurais bien accepté. Quand j’ai entendu le premier coup de canon, – c’était un tapage horrible, de la fumée, des cris de mort! – je n’étais pas à mon aise. Notre commandant nous crie: Braves soldats, c’est notre tour! en avant! en avant! C’était justement du côté des canons. Tous mes camarades partent comme s’ils couraient à la fête; moi, je manquais d’enthousiasme. – Mais voilà que la musique d’un régiment qui était en position s’avise justement de jouer mon air… Tra deri dera, deri dera; moi, si doux et si paisible, j’avais à peine entendu la ritournelle, que je me métamorphosai en héros, je devins un vrai lion, il me poussait une crinière, et me voilà en avant de mon escadron, engagé dans une charge avec les cuirassiers autrichiens. Le sabre au poing, jurant, tapant comme un sourd, et fredonnant mon petit air Tra deri dera, deri dera, la la, - j’allais comme le diable. – Tout à coup je rencontre sur mon chemin un grand gaillard tout doré, qui tenait un drapeau. Tra deri, ça ferait une jolie robe pour Jacqueline, que je me dis, et je lui tombe dessus, deri dera. - Je le coupe en deux, – Tra deri; - je lui enlève son drapeau, deri deri. - Le général m’embrasse, on met mon nom à l’ordre du jour de l’armée… et la république me fait cadeau d’un sabre d’honneur. Tra deri dera, la la deri. - En 1812 un aide de camp de Murat vient nous prier très poliment de nous donner la peine d’entrer dans la redoute de la Moskowa. Notre colonel salue l’aide de camp et lui répond: On y va. En arrivant sous les murs de la redoute, nous n’étions plus que quarante de notre escadron, et le canon tonnait… l’on aurait dit un tremblement de terre. C’est pour le coup que je regrettais le violon du gros Blaise. -Mes camarades et moi, nous hésitions un peu, et je me disais à moi-même en regardant la terrible redoute: – Bien sûr, c’est imprudent d’entrer là-dedans. Mais voilà-t-il pas qu’une musique éloignée se met à jouer mon air, tra deri… Je pars en avant, les miens me suivent, et nous tombons dans la redoute, terribles et rapides comme des boulets vivants… Un régiment presque entier nous suit, puis deux, puis trois. On fait un hachis de Russes, et j’attrape la croix d’honneur, toujours sur mon air Tra deri deri dera, - et après ça, comment diable voulez-vous que j’aie peur de danser dans un bal?

Comme le bonhomme achevait son récit, l’orchestre commença précisément le quadrille en vogue dans lequel se trouvait l’air sur lequel le vieux soldat avait accompli ses exploits guerriers.

– Ah! enfin, dit le vieillard, nous y voilà… Et, quittant le bras d’Octave, qui ne put le retenir, il fit le tour du bal pour aller inviter une danseuse. Il s’arrêta devant une jeune fille de dix-huit ou vingt ans, vêtue d’une toilette de couleur claire. Elle avait de jolis yeux gris bleu, des cheveux cendrés chastement arrangés en bandeaux et un grand air d’honnêteté sur son visage.