«Maître Pernath! Je suis moi-même un malheureux et je sais depuis ma plus tendre enfance ce que c’est d’être seul et abandonné. Je ne connais même pas le nom de mon père. Jamais non plus je n’ai vu ma chère mère. Elle a dû mourir trop tôt.»
La voix de Charousek devint étrangement mystérieuse et pénétrante.
«Elle avait, j’en suis persuadé, une de ces natures toute en profondeur spirituelle qui ne parviennent jamais à exprimer l’infini de leur amour et dont M. Aaron Wassertrum fait également partie.
«Je possède une feuille déchirée du journal de ma mère, je ne m’en sépare jamais, elle est toujours sur ma poitrine, et elle y écrit qu’elle a aimé mon père, bien qu’il eût été fort laid, comme jamais homme n’a été aimé au monde.
«Pourtant, il semble qu’elle ne le lui ait jamais dit. Peut-être pour les mêmes raisons qui m’empêchent par exemple, dût mon cœur s’en briser, d’exprimer la reconnaissance que j’éprouve pour M. Wassertrum.
«Mais il est autre chose qui se dégage de la feuille du journal, bien que j’en sois réduit à des présomptions parce que les photos sont presque effacées par les larmes: mon père – que sa mémoire périsse au ciel comme sur la terre – a dû la traiter d’une manière abominable.
Charousek tomba soudain à genoux avec une telle brutalité que le plancher en gémit et hurla sur un ton à faire frémir les moelles – au point que je me demandai s’il jouait toujours la comédie, ou s’il était devenu fou:
«Ô toi Tout-Puissant dont l’homme ne doit pas prononcer le nom, je me tiens agenouillé devant toi: maudit, maudit, maudit soit mon père de toute éternité!
Puis il ricana comme Satan en personne. Il me sembla que Wassertrum, à côté, avait gémi tout bas.
«Pardonnez-moi, maître Pernath, reprit Charousek d’une voix habilement étranglée après une courte pause. Pardonnez-moi de m’être laissé aller, mais je prie matin et soir, nuit et jour, pour que mon père, quel qu’il soit, ait la fin la plus horrible que l’on puisse concevoir.
Instinctivement, je voulus répondre quelque chose, mais Charousek me devança très vite.
«Maintenant, maître Pernath, j’en viens à la requête que j’ai à vous présenter: M. Wassertrum avait un protégé auquel il tenait par-dessus tout, sans doute un neveu. On raconte même que c’était son fils, mais je n’en crois rien, car il aurait porté le même nom que lui, or il s’appelait Wassory, Dr Theodor Wassory.
Les larmes me montent aux yeux quand je le revois là devant moi, avec les yeux du cœur. Je lui étais dévoué corps et âme, comme si un lien invisible d’affection et de parenté m’avait attaché à lui.
Charousek sanglota, apparemment vaincu par l’émotion.
«Hélas, dire que pareille noblesse devait quitter prématurément cette terre! Hélas! Hélas! Pour une raison que je n’ai jamais apprise, il s’est donné la mort. Et j’étais parmi ceux qui furent appelés à l’aide, trop tard malheureusement, trop tard, trop tard! Et quand je me suis trouvé seul au chevet du mort, couvrant de baisers sa main froide et livide, oui, pourquoi ne pas l’avouer, maître Pernath, ce n’était pas un vol, j’ai pris une rose sur la poitrine du cadavre et aussi la petite bouteille dont le contenu avait mis fin si vite à sa vie en fleur.
Charousek sortit une fiole de pharmacie et poursuivit, en tremblant de surexcitation:
«Je les pose tous les deux sur votre table, la rose fanée et le flacon, souvenirs de mon ami disparu. Combien de fois, aux heures de découragement intime, quand j’appelais la mort dans la solitude de mon cœur et la nostalgie de ma mère morte, j’ai joué avec ce petit flacon qui m’apportait une consolation spirituelle: celle de savoir qu’il me suffisait de verser quelques gouttes de son contenu sur un linge et de les respirer et que je glisserais sans souffrance dans les champs élyséens où mon cher, mon bon Theodor se repose des épreuves de notre vallée de larmes.
«Et maintenant, je vous demande, maître très honoré – c’est d’ailleurs pourquoi je suis ici – de les prendre et de les remettre à M. Wassertrum. Dites-lui qu’ils vous ont été apportés par quelqu’un qui était très proche du Dr Wassory mais dont vous avez promis de ne jamais divulguer le nom… peut-être par une dame. Il le croira et ce sera pour lui comme ce fut pour moi un souvenir infiniment précieux. Le remerciement que je lui adresse en secret. Je suis pauvre, c’est tout ce que je possède, mais je suis heureux de savoir que désormais il les a l’une et l’autre sans se douter que c’est moi le donateur. Il y a là quelque chose d’indiciblement doux pour moi.
«Et maintenant, portez-vous bien, très cher maître, et surtout, soyez mille fois remercié.
Il me serra fortement la main, cligna de l’œil et me chuchota quelque chose que je compris à peine tant il parlait bas.
– Attendez, monsieur Charousek, je vais vous accompagner un petit bout de chemin, lui dis-je, répétant mécaniquement les mots que je lisais sur ses lèvres et je sortis avec lui.
Nous nous arrêtâmes sur le sombre palier du premier étage et je voulus prendre congé de l’étudiant.
«Je comprends bien le dessein que vous aviez en jouant cette comédie, vous… vous vouliez que Wassertrum s’empoisonne avec le contenu de la petite fiole!
Je lui lançai cela en plein visage.
– Sans doute, admit Charousek, très dégagé.
– Et vous croyez que je vais prêter la main à une chose pareille?
– Absolument inutile.
– Mais vous venez de dire qu’il me faudrait porter le flacon à Wassertrum!
Il secoua la tête.
– Si vous rentrez chez vous maintenant, vous constaterez qu’il l’a déjà pris.
– Comment pouvez-vous supposer cela? demandai-je étonné. Un homme comme lui ne se suicidera jamais, il est bien trop lâche, il ne se laisse jamais aller à des impulsions soudaines.
– C’est que vous ne connaissez pas le poison insidieux de la suggestion, interrompit Charousek très grave. Si je m’étais exprimé dans les mots de tous les jours, vous auriez sans doute raison, mais j’avais calculé à l’avance la moindre intonation. Le pathos le plus écœurant est le seul moyen d’agir sur un pareil gredin. Vous pouvez m’en croire. J’aurais pu vous dessiner la tête qu’il faisait à chacune de mes phrases. Il n’y a pas de «lèche», comme disent les peintres, assez infâme pour ne pas faire jaillir des larmes de la foule menteuse jusqu’aux moelles, la frapper au cœur! Croyez-vous que l’on n’aurait pas rasé tous les théâtres par le feu et l’épée s’il en était autrement? C’est à la sentimentalité qu’on reconnaît la canaille. Mille pauvres diables peuvent crever de faim, personne ne pleure, mais quand une vieille rosse peinturlurée, déguisée en cul-terreux tourne de l’œil sur la scène, alors ils hurlent comme les chiens du château. Le petit père Wassertrum aura peut-être oublié demain matin ce qui vient de lui coûter quelques déchirements de cœur: mais chacune de mes paroles reprendra vie en lui quand mûriront les heures où il se jugera le plus malheureux des hommes. Dans ces moments de profonde dépression, il suffit d’une très légère impulsion – et je veillerai à la fournir – pour que la main la plus lâche se tende vers le poison. Il faut simplement que ce soit la sienne! Le cher Theodor n’aurait probablement pas empoigné la chopine non plus si je ne lui avais pas rendu l’opération si commode.
– Charousek, vous êtes effroyable! m’écriai-je horrifié. Vous n’avez donc pas trace de sentiment.
Il me mit précipitamment la main sur la bouche et m’entraîna dans un recoin.
– Chut! Le voilà!
Chancelant, se tenant au mur, Wassertrum descendit l’escalier et passa devant nous. Charousek me serra furtivement la main et se glissa à sa suite.
Revenu chez moi, je vis que la rose et le petit flacon avaient disparu: à leur place, la montre en or cabossée du brocanteur était posée sur la table.
Je dus attendre huit jours avant de pouvoir toucher mon argent, on m’avait dit à la banque que c’était le délai habituel. J’avais prétexté que j’étais extrêmement pressé parce que je devais partir en voyage dans l’heure, et réclamé le directeur. On m’avait répondu qu’il n’était pas visible et que d’ailleurs il ne pouvait modifier les règlements, ce sur quoi un drôle avec un monocle qui se trouvait au guichet en même temps que moi avait ri.
Il me fallait donc attendre la mort pendant huit affreuses journées grises! J’eus l’impression d’une durée sans fin.
J’étais si abattu que je fis les cent pas devant la porte d’un café pendant je ne sais combien de temps, sans m’en rendre compte.
Je finis par entrer uniquement pour me débarrasser du répugnant individu à monocle qui m’avait suivi depuis la banque et faisait semblant de chercher quelque chose par terre dès que je regardais dans sa direction. Il avait une jaquette à carreaux claire, beaucoup trop étroite, et des pantalons noirs graisseux, qui flottaient comme des sacs autour de ses jambes. Sur la bottine gauche, une pièce de cuir en forme d’œuf donnait l’impression qu’il portait une chevalière à l’orteil, en dessous.
Je m’étais à peine assis qu’il entrait aussi et s’installait à une table à côté de la mienne. Je crus qu’il voulait me demander la charité et je cherchais déjà mon porte-monnaie quand je vis un gros diamant briller sur son doigt de boucher boudiné.