XV RUSE
Un jour gris, bouché.
J’avais dormi bien avant dans la matinée, sans rêve, sans conscience, comme un mort.
Ma vieille servante n’était pas venue, ou elle avait oublié d’allumer le poêle.
Des cendres froides dans le foyer. De la poussière sur les meubles. Le plancher pas balayé.
Gelé, je me mis à faire les cent pas.
Une odeur repoussante d’haleine chargée de tord-boyau emplissait la pièce. Mon manteau, mes vêtements empestaient la vieille fumée de tabac. J’ouvris violemment la fenêtre, puis la refermai: le souffle froid et souillé de la rue était intolérable.
Dehors, des moineaux étaient blottis dans les gouttières, immobiles, les plumes trempées.
Partout où je regardais, je ne voyais que maussaderie aux vilaines couleurs. Tout en moi était déchiré, en lambeaux. Ce coussin sur le fauteuil, comme il était élimé! Le crin jaillissait des coutures. Il faudrait l’envoyer chez le tapissier… oh! et puis à quoi bon, encore l’espace d’une vie désolée et tout tombera en poussière!
Et là-bas, ces guenilles en tire-bouchon aux fenêtres, quelle friperie sans goût, sans utilité! Pourquoi ne pas les tordre pour en faire une corde et me pendre avec? Au moins, je n’aurais plus besoin de voir ces choses qui me blessent les yeux et toute cette détresse grise qui me désagrège serait terminée une fois pour toutes.
Oui! Ce serait le plus intelligent! En finir. Aujourd’hui même. Maintenant, ce matin. Surtout ne pas manger avant. Quelle pensée répugnante, se tuer le ventre plein! Être couché dans la terre mouillée en ayant dans le corps des aliments non digérés qui pourrissent.
Si seulement le soleil voulait se montrer de nouveau et faire briller dans le cœur son insolent mensonge de la joie de vivre!
Non! Je ne me laisserai plus aliéner, je ne veux plus être le jouet d’un destin balourd, sans but, qui m’exalte et me jette ensuite dans un bourbier simplement pour me démontrer que tout en ce bas monde est transitoire, ce que je savais depuis longtemps, ce que savent tous les enfants, tous les chiens dans la rue.
Pauvre, pauvre Mirjam! Si seulement je pouvais l’aider, elle au moins.
Prendre une décision, une première décision inébranlable, avant que ce maudit instinct de conservation s’éveille à nouveau en moi et fasse danser de nouveaux mirages devant mes yeux.
À quoi m’avaient-ils donc servi, tous ces messagers de l’immarcescible au-delà? À rien, absolument à rien. Peut-être seulement à me faire tourner en rond, tel un aveugle, jusqu’à ressentir cette terre comme une torture intolérable.
Plus qu’une solution possible.
Je calculai de tête combien il me restait d’argent à la banque.
Oui, il n’y avait que cela à faire. C’était la seule chose minuscule qui pouvait avoir quelque valeur parmi tous les non-actes de ma vie.
Tout ce que je possédais, avec les quelques pierres précieuses dans mon tiroir, j’allais en faire un paquet et l’envoyer à Mirjam. Elle serait ainsi délivrée des soucis de la vie quotidienne au moins pendant quelques années. Et puis écrire une lettre à Hillel pour lui expliquer où elle en était au sujet du «miracle». Lui seul pouvait l’aider.
Je réunis les pierres, les empaquetai, regardai la pendule: si je me rendais aussitôt à la banque, tout pourrait être réglé en une heure.
Ah! et puis encore acheter un bouquet de roses rouges pour Angélina! La douleur et le désir hurlaient en moi: rien qu’une journée, je voudrais vivre encore rien qu’une journée!
Et puis être obligé ensuite de subir à nouveau ce désespoir qui m’étrangle? Non, plus une minute à gaspiller! J’éprouvai comme une satisfaction en constatant que je n’avais pas cédé.
Je regardai autour de moi. Restait-il encore quelque chose à faire? Parfaitement: la lime, là-bas. Je la mis dans ma poche avec l’intention de la jeter quelque part dans la rue, comme je me l’étais promis peu auparavant. Je haïssais la lime! Il s’en était fallu de si peu que je devinsse un meurtrier par sa faute.
Qui venait donc encore me déranger?
C’était le brocanteur.
– Seulement un petit instant, monsieur de Pernath, me demanda-t-il déconcerté, comme je lui signifiais que je n’avais pas le temps.
«Un tout petit instant. Quelques mots.
La sueur lui coulait sur le visage et il tremblait de surexcitation.
«Est-ce qu’on peut vous parler ici sans être dérangé, monsieur de Pernath? Je ne voudrais pas que… que ce Hillel entre encore une fois. Fermez donc la porte à clef ou, mieux encore, passons dans la chambre à côté.
Il me tira à sa suite avec les mouvements violents qui lui étaient habituels. Puis il regarda craintivement autour de lui et chuchota très bas:
«J’ai réfléchi, vous savez la chose – on venait d’en parler. – C’est mieux comme ça. Motus. Bon, ce qui est passé est passé.
Je tentai de lire dans ses yeux.
Il soutint mon regard, mais au prix d’un tel effort que sa main se crispa sur le dossier de la chaise.
– J’en suis très heureux, monsieur Wassertrum, lui dis-je aussi amicalement que je pus. La vie est trop triste pour qu’on l’assombrisse encore par des haines réciproques.
– Sûr, c’est comme si on entendait lire ce qu’il y a dans un livre imprimé, grogna-t-il, soulagé.
Puis il fouilla dans sa poche de pantalon et ressortit la montre en or cabossée.
«Et pour vous prouver que je suis de bonne foi, il faut que vous acceptiez cette bricole. En cadeau.
– Quelle idée avez-vous là? m’exclamai-je. Vous n’allez tout de même pas croire…
Puis je repensai à ce que Mirjam m’avait dit de lui et lui tendis la main pour ne pas le blesser.
Mais il n’y prêta pas la moindre attention; devenu blanc comme un linge, il écouta un instant et râla:
– Ça y est! Ça y est! J’en étais sûr. Encore ce Hillel. Il frappe. Je repassai dans l’autre pièce en fermant la porte de communication derrière moi pour le tranquilliser.
Mais cette fois ce n’était pas Hillel. Charousek entra, posa un doigt sur ses lèvres pour montrer qu’il savait qui était à côté et, sans attendre ce que j’allais dire, m’inonda sous un flot de paroles:
– Oh, très honoré, très aimable maître Pernath, comment trouver les mots pour exprimer ma joie de vous trouver seul chez vous, et en bonne santé…
Il parlait comme un acteur sur un ton emphatique, forcé, qui contrastait si violemment avec son visage ravagé que j’en éprouvai une profonde angoisse.
«Jamais, maître, je n’aurais osé me présenter chez vous dans l’état de dénuement loqueteux où vous m’avez si souvent vu dans la rue, que dis-je, vu! Combien de fois m’avez-vous miséricordieusement tendu la main!
«Si je peux aujourd’hui paraître devant vous avec une cravate blanche et un complet propre, savez-vous à qui je le dois? À l’un des hommes les plus nobles et malheureusement, hélas, les plus méconnus de notre ville. L’émotion m’étouffe quand je pense à lui.
«Bien que de condition modeste, il a toujours la main ouverte pour les pauvres et les nécessiteux. Depuis bien longtemps, lorsque je le voyais, si triste, devant son magasin, un élan venu du plus profond de mon cœur me poussait vers lui et je lui tendais la main, sans un mot.
«Il y a quelques jours, il m’a appelé alors que je passais et il m’a donné de l’argent, me permettant ainsi d’acheter un costume à tempérament.
«Et savez-vous, maître Pernath, qui est mon bienfaiteur?
«Je le dis avec fierté, car j’ai toujours été le seul à deviner qu’un cœur d’or bat dans sa poitrine. C’est M. Aaron Wassertrum!
Je comprenais, naturellement, que Charousek jouait la comédie à l’usage du brocanteur qui écoutait tout de la pièce voisine, mais je ne voyais pas bien dans quel dessein; au reste, cette flatterie trop appuyée ne me semblait pas du tout propre à duper le méfiant Wassertrum. Charousek devina sans doute ce que je pensais à ma mine dubitative, car il secoua la tête en faisant la grimace et les paroles suivantes me parurent destinées à m’indiquer qu’il connaissait son homme et qu’il savait jusqu’où il pouvait aller.
«Parfaitement! M. Aaron Wassertrum! J’ai le cœur déchiré de ne pas pouvoir lui exprimer moi-même la reconnaissance infinie que j’ai envers lui et je vous conjure, maître, de ne jamais lui révéler que je suis venu ici et que je vous ai tout raconté. Je sais que l’égoïsme des hommes l’a empli d’amertume et d’une méfiance profonde, inguérissable, encore que malheureusement trop justifiée.
«Je suis psychiatre, mais la sensibilité me le dit aussi: mieux vaut que M. Wassertrum ne sache jamais, même pas par ma bouche, l’admiration que j’ai pour lui. Cela ne ferait que semer les germes du doute dans son malheureux cœur. Or rien n’est plus loin de mes intentions. Je préfère qu’il me croit ingrat.