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– Pourquoi avez-vous raconté ça? murmura-t-il enfin d'une voix douloureuse. C'est très mal.

– Moi! répondit Liénard, mais je ne l'ai dit qu'à une ou deux personnes, en exigeant le secret… Est-ce qu'on sait comment les choses se répandent!

Lorsque Deloche se décida à boire un verre d'eau, toute la table éclata encore. On finissait, les employés, renversés sur leurs chaises, attendaient le coup de cloche, s'interpellant de loin dans l'abandon du repas. Au grand comptoir central, on avait demandé peu de suppléments, d'autant plus que, ce jour-là, c'était la maison qui payait le café. Les tasses fumaient, des visages en sueur luisaient sous les vapeurs légères, flottantes comme des nuées bleues de cigarettes. Aux fenêtres, les stores tombaient, immobiles, sans un battement. Un d'eux remonta, une nappe de soleil traversa la salle, incendia le plafond. Le brouhaha des voix battait les murs d'un tel bruit, que le coup de cloche ne fut d'abord entendu que des tables voisines de la porte. On se leva, la débandade de la sortie emplit longuement les corridors.

Cependant, Deloche était resté en arrière, pour échapper aux mots d'esprit qui continuaient. Baugé sortit même avant lui; et Baugé d'habitude quittait la salle le dernier, faisait un détour et rencontrait Pauline, au moment où celle-ci se rendait au réfectoire des dames: c'était une manœuvre arrêtée entre eux, la seule manière de se voir une minute, durant les heures de travail. Mais, ce jour-là, comme ils se baisaient à pleine bouche, dans un angle du corridor, Denise qui montait également déjeuner, les surprit. Elle marchait d'un pas difficile, à cause de son pied.

– Oh! ma chère, balbutia Pauline très rouge, ne dites rien, n'est-ce pas?

Baugé, avec ses gros membres, sa carrure de géant, tremblait ainsi qu'un petit garçon. Il murmura:

– C'est qu'ils nous flanqueraient très bien dehors… Notre mariage a beau être annoncé, ils ne comprennent pas qu'on s'embrasse, ces animaux-là!

Denise, toute remuée, affecta de ne pas les avoir vus. Et Baugé se sauvait, lorsque Deloche, qui prenait le plus long, parut à son tour. Il voulut s'excuser, il balbutia des phrases que Denise ne saisit pas d'abord. Puis, comme il reprochait à Pauline d'avoir parlé devant Liénard, et que celle-ci demeurait embarrassée, la jeune fille eut enfin l'explication des mots qu'on chuchotait derrière elle, depuis le matin. C'était l'histoire de la lettre qui circulait. Elle fut reprise du frisson dont cette lettre l'avait secouée, elle se voyait déshabillée par tous les hommes.

– Moi, je ne savais pas, répétait Pauline. D'ailleurs, il n'y a rien là-dedans de vilain… On laisse causer, ils ragent tous, pardi!

– Ma chère, dit enfin Denise de son air raisonnable, je ne vous en veux point… Vous n'avez raconté que la vérité. J'ai reçu une lettre, c'est à moi d'y répondre.

Deloche s'en alla navré, ayant compris que la jeune fille acceptait la situation et qu'elle irait, le soir, au rendez-vous. Quand les deux vendeuses eurent déjeuné, dans une petite salle voisine de la grande, et où les femmes étaient servies plus confortablement, Pauline dut aider Denise à descendre, car le pied de celle-ci se fatiguait.

En bas, dans l'échauffement de l'après-midi, l'inventaire ronflait davantage. L'heure était venue du coup de collier, lorsque, devant la besogne peu avancée du matin, toutes les forces se tendaient, pour avoir fini le soir. Les voix se haussaient encore, on ne voyait que la gesticulation des bras, vidant toujours les cases, jetant les marchandises, et on ne pouvait plus marcher, la crue des piles et des ballots, sur les parquets, montait à la hauteur des comptoirs. Une houle de têtes, de poings brandis, de membres volants, semblait se perdre au fond des rayons, dans un lointain confus d'émeute. C'était la fièvre dernière du branle-bas, la machine près de sauter; tandis que, le long des glaces sans tain, autour du magasin fermé, continuaient à passer de rares promeneurs, blêmes de l'ennui étouffant du dimanche. Sur le trottoir de la rue Neuve-Saint-Augustin, trois grandes filles en cheveux, l'air souillon, s'étaient plantées, collant effrontément leurs visages aux glaces, tâchant de voir la drôle de cuisine qu'on bâclait là-dedans.

Lorsque Denise rentra aux confections, Mme Aurélie laissa Marguerite achever l'appel des vêtements. Il restait à faire un travail de contrôle, pour lequel, désireuse de silence, elle se retira dans la salle de l'échantillonnage, en emmenant la jeune fille.

– Venez avec moi, nous collationnerons… Puis, vous additionnerez.

Mais, comme elle voulut laisser la porte ouverte, afin de surveiller ces demoiselles, le vacarme entrait, on ne s'entendait guère plus, au fond de cette salle. C'était une vaste pièce carrée, garnie seulement de chaises et de trois longues tables. Dans un coin, étaient les grands couteaux mécaniques, pour couper les échantillons. Des pièces entières y passaient, on expédiait par an plus de soixante mille francs d'étoffes, ainsi déchiquetées en lanières. Du matin au soir, les couteaux hachaient la soie, la laine, la toile, avec un bruit de faux. Ensuite, il fallait assembler les cahiers, les coller ou les coudre. Et il y avait encore, entre les deux fenêtres, une petite imprimerie, pour les étiquettes.

– Plus bas donc! criait de temps à autre Mme Aurélie, qui n'entendait pas Denise lire les articles.

Quand la collation des premières listes fut terminée, elle laissa la jeune fille devant une des tables, plongée dans les additions. Puis, elle reparut presque tout de suite, elle installa Mlle de Fontenailles, dont les trousseaux n'avaient plus besoin, et qu'ils lui passaient. Cette dernière additionnerait aussi, on gagnerait du temps. Mais l'apparition de la marquise, comme la nommait Clara méchamment, avait remué le rayon. On riait, on plaisantait Joseph, des mots féroces arrivaient par la porte.

– Ne vous reculez pas, vous ne me gênez aucunement, dit Denise saisie d'une grande pitié. Tenez! mon encrier suffira, vous prendrez de l'encre avec moi.

Mlle de Fontenailles, dans l'hébétement de sa déchéance, ne trouva pas même un mot de gratitude. Elle devait boire, sa maigreur avait des teintes plombées, et ses mains seules, blanches et fines, disaient encore la distinction de sa race.

Cependant, les rires tombèrent tout d'un coup, on entendit la besogne reprendre son ronflement régulier. C'était Mouret qui faisait de nouveau le tour des rayons. Mais il s'arrêta, il chercha Denise, surpris de ne pas la voir. D'un signe, il avait appelé Mme Aurélie; et tous deux s'écartèrent, parlèrent bas un instant. Il devait l'interroger. Elle désigna des yeux la salle de l'échantillonnage, puis sembla rendre des comptes. Sans doute elle rapportait que la jeune fille avait pleuré le matin.

– Parfait! dit tout haut Mouret, en se rapprochant. Montrez-moi les listes.

– Par ici, monsieur, répondit la première. Nous nous sommes sauvées du tapage.

Il la suivit dans la pièce voisine. Clara ne fut pas dupe de la manœuvre: elle murmura qu'on ferait mieux d'aller chercher un lit tout de suite. Mais Marguerite lui jetait les vêtements d'une main plus vive, pour l'occuper et lui fermer la bouche. Est-ce que la seconde n'était pas une bonne camarade? ses affaires ne regardaient personne. Le rayon devenait complice, les vendeuses s'agitaient davantage, les dos de Lhomme et de Joseph se renflaient, comme sourds. Et l'inspecteur Jouve, ayant remarqué de loin la tactique de Mme Aurélie, vint marcher devant la porte de l'échantillonnage, du pas régulier d'un factionnaire qui garde le bon plaisir d'un supérieur.

– Donnez les listes à monsieur, dit la première en entrant.

Denise les donna, puis resta les yeux levés. Elle avait eu un léger sursaut, mais elle s'était domptée, et elle gardait un beau calme, les joues pâles. Un instant, Mouret parut s'absorber dans l'énumération des articles, sans un regard pour la jeune fille. Le silence régnait. Alors, Mme Aurélie, s'étant approchée de Mlle de Fontenailles, qui n'avait pas même tourné la tête, parut mécontente de ses additions, et lui dit à demi-voix:

– Allez donc aider aux paquets… Vous n'avez pas l'habitude des chiffres.

Celle-ci se leva, retourna au rayon, où des chuchotements l'accueillirent. Joseph, sous les yeux rieurs de ces demoiselles, écrivait de travers, Clara, enchantée de cette aide qui lui arrivait, la bousculait pourtant, dans la haine qu'elle avait de toutes les femmes, au magasin. Était-ce idiot, de tomber à l'amour d'un homme de peine, quand on était marquise! Et elle lui jalousait cet amour.

– Très bien! très bien! répétait Mouret, en affectant toujours de lire.

Cependant, Mme Aurélie ne savait comment sortir à son tour, d'une façon décente. Elle piétinait, allait regarder les couteaux mécaniques, furieuse que son mari n'inventât pas une histoire pour l'appeler; mais il n'était jamais aux affaires sérieuses, il serait mort de soif à côté d'une mare. Ce fut Marguerite qui eut l'intelligence de demander un renseignement.

– J'y vais, répondit la première.

Et, sa dignité désormais à couvert, ayant un prétexte aux yeux de ces demoiselles qui la guettaient, elle laissa enfin seuls Mouret et Denise qu'elle venait de rapprocher, elle sortit d'un pas majestueux, le profil si noble, que les vendeuses n'osèrent même se permettre un sourire.

Lentement, Mouret avait reposé les listes sur la table. Il regardait la jeune fille, qui était restée assise, la plume à la main. Elle ne détournait pas les regards, elle avait seulement pâli davantage.

– Vous viendrez, ce soir? demanda-t-il à demi-voix.