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L’homme se souleva à nouveau, pris d’une nouvelle colère qui l’usait comme une fièvre.

– Ah! dit-il, plus que le péché originel, plus que la prédestination, la souffrance des bons sur la terre est une abomination. Rien ne l’excuse.

Le prêtre regardait le révolté d’un œil vide… (Oui, je le voyais bien, il attendait!) Il proféra, avec un grand calme:

– Comment sans cela éprouver les âmes?

– Rien ne l’excuse! Pas même cette puérile raison basée sur l’ignorance où serait Dieu de la véritable qualité des âmes. Les bons ne devraient pas souffrir, si la justice était posée quelque part. Ils ne devraient pas souffrir, même un peu, même un instant dans l’éternité. «Il faut pâtir pour être heureux.» Comment se fait-il que personne ne se soit jamais levé pour crier contre la loi sauvage!

Il s’épuisait… Sa voix s’enrouait. Son corps malmené haletait; il y avait des trous dans ses phrases…

– Il n’y aurait rien eu à répondre à l’accusation de cette voix. Vous aurez beau tourner et retourner la bonté divine dans tous les sens, la patiner et la travailler, vous n’en effacerez pas la tache qu’y fait la souffrance imméritée.

– Mais le bonheur gagné à force de douleur, c’est l’universelle destinée, la loi commune.

– C’est parce qu’elle est la loi commune qu’elle fait douter de Dieu.

– Les desseins de Dieu sont impénétrables.

Le mourant jeta en avant ses bras maigres; ses yeux se creusèrent. Il cria:

– Mensonge!

* * *

– En voilà assez, dit le prêtre. J’ai écouté avec patience vos divagations dont j’ai pitié; mais il ne s’agit pas de tous ces raisonnements. Il faut vous apprêter à paraître devant ce Dieu loin duquel vous me semblez avoir vécu. Si vous avez souffert, vous serez consolé dans son sein. Que cela vous suffise.

Le malade était retombé étendu. Il resta quelque temps immobile sous les plis du drap blanc, comme une statue de marbre à face de bronze couchée sur un sépulcre.

Sa voix reprit vie:

– Dieu ne peut pas me consoler.

– Mon fils, mon fils, que dites-vous?

– Dieu ne peut pas me consoler parce qu’il ne peut pas me donner ce que je désire.

– Ah! mon pauvre enfant, comme vous êtes enfoui dans l’aveuglement… Et la puissance infinie de Dieu, qu’est-ce que vous en faites?

– Hélas, je ne la fais pas! dit l’homme.

– Quoi? L’homme se débattrait toute sa vie, tenaillé par la douleur, et il n’y aurait point pour lui de consolation! Qu’est-ce que vous pouvez bien répondre à cela?

– Hélas, ce n’est pas une question, dit l’homme.

– Pourquoi m’avez-vous fait appeler?

– J’espérais, j’espérais.

– Quoi? qu’espériez-vous?

– Je ne sais pas, on n’espère jamais que ce qu’on ne sait pas.

Ses mains errèrent dans l’espace, puis retombèrent.

Ils restèrent muets, invariables… Je sentais bien qu’il s’agissait, dans leurs têtes, de l’existence même de Dieu. Est-ce que Dieu n’est pas, est-ce que le passé et l’avenir sont morts… Malgré tout, malgré tout, il y eut un peu de rapprochement, le temps d’un éclair, entre ces deux êtres occupés par la même idée, entre ces deux suppliants, entre ces deux frères de dissemblance.

– Le temps passe, dit le prêtre.

Et reprenant le dialogue au point où il l’avait laissé tout à l’heure, comme si rien n’avait été dit depuis:

– Dites-moi les circonstances de votre péché de chair. Dites-moi… Lorsque vous étiez seul avec cette personne, côte à côte, tout près, est-ce que vous vous parliez ou est-ce que vous vous taisiez?

– Je ne crois pas en vous, dit l’homme.

Le prêtre fronça les sourcils.

– Repentez-vous, et dites-moi que vous croyez à la religion catholique qui vous sauvera.

Mais l’autre secoua la tête en une immense angoisse, et nia tout son bonheur:

– La religion… commença-t-il.

Le prêtre lui coupa brutalement la parole.

– Vous n’allez pas recommencer? Taisez-vous. Toutes vos arguties, je les balaye d’un geste. Commencez par croire à la religion, vous verrez après ce que c’est. Vous n’y croirez pas parce qu’elle vous plaira, je suppose? C’est pour cela que toutes vos paroles sont hors de saison, et que je suis venu, moi, pour vous forcer à croire.

C’était un duel, un acharnement. Les deux hommes se regardaient au bord de la tombe comme deux ennemis.

– Il faut croire.

– Je ne crois pas.

– Il le faut.

– Vous voulez changer la vérité avec des menaces.

– Oui.

Il accentua la netteté rudimentaire de son commandement:

– Persuadé ou non, croyez. Il ne s’agit pas d’évidence, il s’agit de croyance. Il faut croire tout d’abord, sinon, on risque de ne croire jamais. Dieu ne daigne pas convaincre lui-même les incrédules. Il n’est plus, le temps des miracles. Le seul miracle, c’est nous, et c’est la foi. «Crois, et le ciel te fera croire.»

Crois! Il lui jetait le même mot sans cesse, comme des pierres.

– Mon fils, reprit-il, plus solennel, debout, sa grosse main ronde levée, j’exige de vous un acte de foi.

– Allez-vous-en, dit l’homme, haineux.

Mais le prêtre ne bougea pas.

Aiguillonné par l’urgence, poussé par la nécessité de sauver cette âme malgré elle, il devint implacable.

– Vous allez mourir, dit-il, vous allez mourir. Vous n’avez que peu d’instants à vivre. Soumettez-vous.

– Non, dit l’homme.

L’homme à la robe noire lui saisit les deux mains.

– Soumettez-vous. Pas de recherche de discussion comme celle où vous venez de perdre un temps précieux… Tout cela n’a pas d’importance. Autant en emporte le vent… Nous sommes seuls, vous et moi, avec Dieu.

Il hocha la tête au petit front bombé, au nez avançant et rond, évasé en deux narines humides et sombres, aux minces lèvres jaunes bridant comme des ficelles deux dents proéminentes et isolées dans le noir; sa figure pleine de lignes le long du front, entre les sourcils, autour de la bouche, et couverte d’une couche grise sur le menton et les joues; et il dit:

– Je représente Dieu. Vous êtes devant moi comme si vous étiez devant Dieu. Dites simplement: «Je crois», et je vous tiendrai quitte. «Je crois»: tout est là. Le reste m’est indifférent.

Il se penchait de plus en plus, collant presque sa figure à celle du moribond, cherchant à placer son absolution comme un coup.

– Récitez simplement avec moi: «Notre Père, qui êtes aux cieux». Je ne vous demanderai pas autre chose.

La figure du malade, crispée de refus, faisait le geste de négation: Non… Non…

Tout à coup le prêtre se releva, l’air triomphant:

– Enfin! vous l’avez dit.

– Non.

– Ah! gronda le prêtre entre ses dents.

Il lui pétrissait les mains, on sentait qu’il l’aurait pris dans ses bras pour l’embrasser, pour l’étouffer, qu’il l’aurait assassiné si son râle eût dû être un aveu – tellement il était bondé du désir de le persuader, de lui arracher la parole qu’il était venu chercher sur sa lèvre.

Il rejeta les mains flétries, arpenta la chambre comme un fauve, revint se planter devant le lit.

– Songe que tu vas mourir, pourrir, bégaya-t-il au misérable… Tu seras bientôt dans la terre. Dis: «Notre Père», ces deux mots seulement, rien de plus.

Il était posé sur lui, épiant sa bouche, accroupi et sombre comme un démon guettant une âme, comme toute l’Église sur toute l’humanité mourante.

– Dis-le… Dis-le… Dis-le…

L’autre essaya de se dégager, et râla furieusement, tout bas, avec tout le reste de sa voix: Non.

– Canaille! lui cria le prêtre.

* * *

– Tu mourras au moins avec un crucifix dans les griffes.

Il tira un crucifix de sa poche, et le lui plaça sur la poitrine, lourdement.

L’autre se remua en une sourde horreur, comme si la religion eût été contagieuse, et rejeta l’objet par terre.

Le prêtre se baissa en marmottant des insultes: «Pourriture, tu veux crever comme un chien, mais je suis là!» Il ramassa la croix, la garda dans sa main, et l’œil étincelant, sûr de survivre et d’écraser, attendit pour la dernière fois.