Furtive et solennelle, je cherchais l'ennemi.

San Li Tun était un endroit si laid qu'il fallait une épopée ininterrompue pour être capable d'y survivre.

J'y survivais à merveille. L'épopée, c'était moi.

Une voiture inconnue s'arrêta devant le bâtiment d'à côté.

De nouveaux arrivants: de nouveaux étrangers à parquer au ghetto, pour qu'ils ne contaminent pas les Chinois.

La voiture contenait de grosses valises et quatre personnes, au nombre desquelles figurait le centre du monde.

Le centre du monde habitait à quarante mètres de chez moi.

Le centre du monde était de nationalité italienne et s'appelait Elena.

Elena devint le centre du monde dès que ses pieds touchèrent le sol bétonné de San Li Tun.

Son père était un petit Italien agité. Sa mère était une grande Indienne du Surinam, au regard aussi inquiétant que le Sentier Lumineux.

Elena avait six ans. Elle était belle comme un ange qui poserait pour une photo d'art.

Elle avait les yeux sombres, immenses et fixes, la peau couleur de sable mouillé.

Ses cheveux d'un noir de bakélite brillaient comme si on les avait cirés un à un et n'en finissaient pas de lui dévaler le dos et les fesses.

Son nez ravissant eût frappé Pascal d'amnésie.

Ses joues dessinaient un ovale céleste, mais rien qu'à voir la perfection de sa bouche, on comprenait combien elle était méchante.

Son corps résumait l'harmonie universelle, dense et délicat, lisse d'enfance, aux contours anormalement nets, comme si elle cherchait à se découper mieux que les autres sur l'écran du monde.

Décrire Elena renvoyait le Cantique des cantiques au rang des inventaires de boucherie.

En un seul regard, on sentait qu'aimer Elena serait à la souffrance ce que Grevisse est à la grammaire française: un classique conspué et indispensable.

Elle portait ce jour-là une robe de cinéma en broderie anglaise blanche. J'eusse péri de honte si j'avais dû revêtir une telle tenue. Mais Elena n'appartenait pas à notre système de valeurs et sa robe faisait d'elle un ange en fleur.

Elle sortit de la voiture et ne me vit pas.

A peu de chose près, ce fut sa politique pendant toute l'année que nous devions passer ensemble.

A l'exemple des mystifications dont elle s'est inspirée, la Chine a ses lois du genre.

Petite leçon de grammaire.

Il est correct de dire: «J'ai appris à lire en Bulgarie», ou: «J'ai rencontré Eulalie au Brésil.» Mais il serait fautif de dire; «J'ai appris à lire en Chine», ou: «J'ai rencontré Eulalie en Chine.» On dit: «C'est en Chine que j'ai appris à lire», ou: «C'est à Pékin que j'ai rencontré Eulalie.»

Rien n'est moins innocent que la syntaxe.

En l'occurrence, il va de soi que ce gallicisme ne peut pas introduire quelque chose d'anodin.

Ainsi, on ne peut pas dire: «C'est en 1974 que je me suis mouchée», ou: «C'est à Pékin que j'ai lacé mes souliers.» Ou alors, il faut au moins y ajouter: «pour la première fois», sinon, l'énoncé cloche.

Conséquence surprenante: si les récits chinois contiennent des actions si extraordinaires, c'est avant tout pour des raisons grammaticales.

Et quand la syntaxe effleure la mythologie, le sty-listicien est très content.

Et quand on a satisfait aux exigences du stylisti-cien, on peut se risquer à écrire ceci: «C'est en Chine que j'ai découvert la liberté.»

Exégèse de cette phrase scandaleuse: «C'est dans la Chine épouvantable de la Bande des Quatre que j'ai découvert la liberté.»

Exégèse de cette phrase absurde: «C'est dans le ghetto carcéral de San Li Tun que j'ai découvert la liberté.»

La seule excuse à une assertion aussi choquante, c'est qu'elle est vraie.

Dans cette Chine de cauchemar, les étrangers adultes étaient consternés. Ce qu'ils voyaient les révoltait, ce qu'ils ne voyaient pas les révoltait plus encore.

Leurs enfants, eux, étaient à la fête. Les souffrances du peuple chinois ne les préoccupaient pas.

Et être parqués dans un ghetto de béton avec des centaines d'enfants leur paraissait idyllique.

Pour moi encore plus que pour les autres, ce fut la découverte de la liberté. Je venais de passer de longues années au Japon. J'ai fait mes maternelles dans le système nippon – autant dire à l'armée. A la maison, les gouvernantes prenaient grand soin de moi.

A San Li Tun, personne ne veillait sur les enfants. Nous étions si nombreux et l'espace était si exigu que cela ne paraissait pas nécessaire. Et par une sorte de loi non écrite, dès leur arrivée à Pékin, les parents fichaient la paix à leur progéniture. Ils sortaient tous les soirs ensemble pour ne pas sombrer dans la dépression et nous laissaient entre nous. Avec la naïveté typique de leur âge, ils pensaient que nous étions fatigués et que nous nous couchions à neuf heures.

Chaque soir, nous déléguions un responsable qui surveillait les adultes et annonçait leur retour. C'était alors la débandade générale. Les enfants couraient rejoindre leurs geôles respectives, sautaient au lit tout habillés et faisaient semblant de dormir.

Car la guerre n'était jamais aussi belle que la nuit. Les cris de peur de l'ennemi résonnaient mieux dans l'obscurité, les embuscades y gagnaient en mystère et mon rôle d'éclaireur approfondissait son sens lumineux: sur mon cheval qui allait l'amble, je me sentais comme une torche vivante. Je n'étais pas Prométhée, j'étais le feu, je me dérobais moi-même et, au comble de l'exaltation, j'observais le parcours furtif de ma lueur sur les ténèbres immenses des murs chinois.

La guerre était le plus noble des jeux. Le mot sonnait comme un coffre à trésor: on le forçait pour l'ouvrir et l'éclat des joyaux nous jaillissait au visage – doublons, perles et gemmes, mais surtout folle violence, risques somptueux, pillage, terreur incessante et, enfin, diamant des diamants, la licence, la liberté qui nous sifflait aux oreilles et nous faisait titans.

Belle affaire que de ne pouvoir sortir du ghetto! La liberté ne se calculait pas en mètres carrés disponibles. La liberté, c'était d'être enfin livrés à nous-mêmes. Les adultes ne peuvent pas faire plus beau cadeau aux enfants que de les oublier.

Oubliés des autorités chinoises et des autorités parentales, les enfants de San Li Tun étaient les seuls individus de toute la Chine populaire. Ils en avaient l'ivresse, l'héroïsme et la méchanceté sacrée.

Jouer à autre chose qu'à la guerre eût été déchoir.

C'est ce qu'Elena ne voulut jamais comprendre.

Elena ne voulait rien comprendre.

Dès le premier jour, elle se conduisit comme si elle avait déjà tout compris. Et elle était très convaincante. Elle possédait des opinions et ne cherchait jamais à les prouver. Elle parlait peu, avec une assurance hautaine et désinvolte.

– Je n'ai pas envie de jouer à la guerre. Ce n'est pas intéressant.

Je fus soulagée d'être la seule à avoir entendu un tel blasphème. J'étoufferais l'affaire. Il ne fallait surtout pas que les Alliés puissent penser du mal de ma bien-aimée.

– La guerre est magnifique, rectifiai-je.

Elle sembla ne pas entendre. Elle avait un don pour paraître ne pas écouter.

Elle avait toujours l'air de n'avoir besoin de rien ni de personne.

Elle vivait comme s'il lui suffisait infiniment d'être la plus belle et d'avoir de si longs cheveux.

Je n'avais jamais eu d'ami ou d'amie. Je n'y avais même pas songé. A quoi m'eussent-ils servi? J'étais enchantée de ma compagnie.

J'avais besoin de parents, d'ennemis et de compagnons d'armes. Dans une moindre mesure, j'avais besoin d'esclaves et de spectateurs – question de standing.

Ceux qui n'appartenaient pas à l'une de ces cinq catégories pouvaient aussi bien se passer d'exister. A fortiori les éventuels amis. Mes parents avaient des amis. C'étaient des gens qu'ils voyaient pour boire ensemble des alcools de toutes les couleurs. Comme s'ils ne pouvaient pas les boire sans eux!

A part ça, les amis servaient à parler et à écouter. On leur racontait des histoires dénuées de signification, ils riaient très fort et en racontaient d'autres. Et puis ils mangeaient.

Parfois, les amis dansaient. C'était un spectacle consternant.

Bref, les amis étaient une espèce de gens que l'on rencontrait pour se livrer en leur compagnie à des comportements absurdes, voire grotesques, ou alors pour s'adonner à des activités normales mais auxquelles ils n'étaient pas nécessaires. Avoir des amis était un signe de dégénérescence. Mon frère et ma sœur avaient des amis. De leur part, c'était excusable, puisque ces gens étaient aussi leurs compagnons d'armes. L'amitié naissait de la fraternité au combat. Il n'y avait pas à en rougir.

Moi, j'étais éclaireur. Je guerroyais seule. Avoir des amis, c'était bon pour les autres.

Quant à l'amour, il me concernait moins encore. C'était une bizarrerie liée à la géographie: les contes des Mille et Une Nuits en signalaient de fréquents accès dans les pays du Moyen-Orient. J'étais trop à l'est.

Contrairement à ce que l'on pourrait croire, mon attitude à l'égard d'autrui échappait à la vanité. Elle n'était que logique. L'univers aboutissait à moi: ce n'était pas ma faute, je ne l'avais pas décidé. C'était une donnée avec laquelle je devais composer. Pourquoi me serais-je embarrassée d'amis? Ils n'avaient pas de rôle à jouer dans mon existence. J'étais le centre du monde: ils ne pouvaient pas me mettre plus au centre.

La seule relation qui comptât était celle que l'on entretenait avec son cheval.

Ma rencontre avec Elena ne fut pas une passation de pouvoirs – je n'en avais aucun et ne m'en souciais pas – mais un déplacement intellectuel: désormais, le centre du monde se situait en dehors de moi. Et je faisais tout pour m'en rapprocher.

Je découvris qu'il ne suffisait pas d'être près d'elle. Il fallait aussi que je compte à ses yeux. Ce n'était pas le cas. Je ne l'intéressais pas. A vrai dire, rien ne semblait l'intéresser. Elle ne regardait rien et ne disait rien. Elle avait l'air contente d'être à l'intérieur d'elle-même. Pourtant, on sentait qu'elle se sentait regardée et que cela lui plaisait.

Il me faudrait du temps pour comprendre qu'une seule chose importait à Elena: être regardée.

Ainsi, sans le savoir, je la rendais heureuse: je la mangeais des yeux. Il m'était impossible de la lâcher du regard. Je n'avais jamais rien vu d'aussi beau. C'était la première fois de ma vie que la beauté de quelqu'un me frappait. J'avais déjà rencontré beaucoup de belles personnes mais elles n'avaient pas retenu mon attention. Pour des raisons qui m'échappent encore, la beauté d'Elena m'obsédait.