Les Zaïrois se battaient à merveille: le problème était qu'ils se battaient autant entre eux que contre l'ennemi. Et si nous intervenions dans leurs querelles intestines, ils se battaient contre nous aussi.

La guerre prit vite des proportions sérieuses et il apparut que notre armée ne pouvait se passer d'un hôpital.

Au sein du ghetto, près de la briqueterie, nous trouvâmes une gigantesque caisse en bois qui avait servi à un déménagement. Dix d'entre nous pouvaient s'y tenir debout.

La caisse de déménagement fut élue hôpital militaire à l'unanimité.

Il nous manquait encore le personnel soignant. Ma sœur Juliette, âgée de dix ans, fut décrétée trop jolie et trop délicate pour combattre au front. Elle fut nommée infirmière-médecin-chirurgien-psychiatre-intendante et s'en tira à merveille. Elle vola à des diplomates suisses, réputés salubres, de la gaze stérile, du mercurochrome, des aspirines et des vitamines c – elle attribuait à ces dernières des vertus souveraines contre la lâcheté.

Lors d'une expédition de grande envergure, notre armée parvint à investir le garage d'une famille d'Allemands de l'Est. Lés garages constituaient des positions stratégiques considérables, car c'était là que les adultes enfermaient leurs provisions. Et Dieu sait si ces stocks étaient précieux à Pékin, où les marchés ne vendaient guère que du porc et du chou.

Dans ce garage teuton, nous débusquâmes une caisse remplie de sachets de soupe déshydratée. Elle fut confisquée et entreposée à l'hôpital. Encore fallait-il lui trouver une utilisation. Un symposium se pencha sur la question et découvrit que la soupe en sachets était bien meilleure à l'état de poudre. Les généraux se réunirent en secret avec l'infirmière-médecin pour décréter que cette poudre serait notre placebo guerrier: on lui attribuerait une valeur de panacée tant pour les plaies physiques que pour les tourments de l'âme. Celui qui y incorporerait de l'eau passerait au tribunal militaire.

Le placebo remporta un tel succès que l'hôpital ne désemplit pas. Les simulateurs étaient excusables: Juliette avait fait du dispensaire une antichambre de l'Eden. Elle couchait les «malades» et les «blessés» sur des matelas de Renmin Ribao, elle les questionnait avec douceur et sérieux quant à leurs souffrances, elle leur chantait des berceuses et les éventait en versant dans leur bouche ouverte le contenu d'un sachet de soupe déshydratée. Les jardins d'Allah ne devaient pas être un séjour plus agréable.

Les généraux se doutaient de la véritable nature de ces épidémies mais ils ne désapprouvèrent pas ce stratagème qui, somme toute, leur parut bon pour le moral des troupes et rapporta à l'armée nombre d'enrôlements spontanés: certes, les nouvelles recrues voulaient devenir soldats dans l'espoir d'être blessées. Les chefs ne désespérèrent pas pour autant de faire d'eux de valeureux guerriers.

Il me fallut de l'obstination pour être admise parmi les Alliés. On me trouvait trop petite. Il y avait des enfants de mon âge, voire moins âgés, dans le ghetto, mais ceux-là n'avaient pas encore d'ambition militaire.

Je fis valoir mes mérites: courage, ténacité, loyauté sans bornes et surtout rapidité à cheval.

Cette dernière vertu retint l'attention.

Les généraux débattirent longuement entre eux. Ils finirent par me convoquer. J'arrivai en tremblant. On m'annonça que, pour ma petite taille et ma vitesse, j'étais nommée éclaireur.

– En plus, comme tu es un bébé, l'ennemi ne se méfiera pas.

La mesquinerie de cette allégation ne put entacher le bonheur que me valut la nomination.

Eclaireur: je ne pouvais concevoir plus beau, plus grand, plus digne de moi.

Je pouvais attraper ce mot-là d'un bout à l'autre, dans tous les sens, l'enfourcher comme un mustang, m'y suspendre comme à un trapèze: il était toujours aussi beau.

L'éclaireur était celui dont dépendait la survie de l'armée. Au péril de son existence, il avançait seul en territoire inconnu pour repérer les dangers. Il pouvait, au moindre caprice du hasard, marcher sur une mine et éclater en mille morceaux – et son corps, désormais puzzle d'héroïsme, retomberait lentement sur le sol en décrivant dans l'air un champignon atomique de confettis charnels – et les siens, restés au camp, voyant des fragments organiques monter vers le ciel, s'écrieraient: «C'est l'éclaireur!» Et après s'être élevés en proportion de leur importance historique, les mille morceaux se figeraient un instant en cet éther, puis atterriraient avec tant de grâce que même l'ennemi pleurerait une si noble oblation. Je rêvais de mourir de cette façon: ce feu d'artifice rendrait ma légende éternelle.

La mission de l'éclaireur est d'éclairer, dans les multiples acceptions du ternie. Et éclairer, ça m'irait comme un gant: je serais un flambeau humain.

Mais capable de se contredire comme les Prôtée de génie, l'éclaireur pouvait aussi devenir invisible, inaudible. La silhouette furtive se glissait parmi les rangs ennemis sans être remarquée de personne. L'espion, picaresque, se déguise; l'éclaireur, épique, ne condescend pas à ces travestissements. Tapi dans l'ombre, il risque sa vie avec hauteur.

Et quand, au terme d'une reconnaissance suicidaire, l'éclaireur rentre au camp, son armée, bouleversée de gratitude admirative, accueille ses informations sans prix comme une manne céleste. Dès que l'éclaireur ouvre la bouche pour parler, les généraux se suspendent à ses lèvres. Personne ne le félicite, mais on lui adresse des regards droits et brillants qui en disent bien plus long.

De ma vie, jamais nomination ne me combla autant que celle-là: jamais titre ne me parut convenir aussi profondément à la valeur que je m'attribuais.

Plus tard, quand je me contenterais d'être Prix Nobel de médecine ou martyre, j'accepterais sans trop de dépit ces destinées un peu vulgaires, en me rappelant que la plus noble partie de mon existence était derrière moi et qu'elle me demeurait acquise pour l'éternité. Je pourrais éblouir les gens jusqu'à ma mort en disant cette simple phrase: «A Pékin, pendant la guerre, j'étais éclaireur.»

J'ai eu beau lire Hô Chi Minh dans le texte, traduire Marx en hittite classique, me livrer à une analyse stylistique des épanadiploses du Petit Livre rouge, réaliser une transcription oulipienne de la pensée de Lénine, j'ai eu beau offrir le communisme en pâture à ma réflexion, ou inversement, je n'ai pas pu dépasser les conclusions de mes cinq ans.

Je venais à peine de poser mon pied en terre Rouge, je n'avais pas même quitté l'aéroport, et déjà j'avais compris.

J'avais trouvé le seul vecteur qui permît de résumer la situation en une phrase.

Cette assertion était à la fois belle, simple, poétique et un peu décevante, comme toutes les grandes vérités.

«L'eau bout à cent degrés.» Beauté élémentaire de cette phrase, qui laisse un rien sur sa faim.

Mais la vraie beauté doit laisser sur sa faim: elle doit laisser à l'âme une part de son désir.

En cela, ma phrase était belle.

La voici: «Un pays communiste est un pays où il y a des ventilateurs.»

Cette phrase a une structure si lumineuse qu'elle pourrait servir d'exemple dans un traité de logique viennois. Mais, au-delà de ses grâces stylistiques, cette assertion a ceci de frappant qu'elle est vraie.

A l'aéroport de Pékin, quand je me suis retrouvée nez à nez avec un bouquet de ventilateurs, cette vérité m'a sauté au visage avec l'inexplicable évidence des révélations.

Ces fleurs étranges, à corolle pivotante enfermée dans un panier à salade, ne pouvaient pas ne pas être l'indice d'un milieu insolite.

Au Japon, il y avait l'air conditionné. Je ne me souvenais pas y avoir vu ces végétaux plastifiés.

Dans les pays communistes, il pouvait arriver qu'il y ait l'air conditionné, mais il ne fonctionnait pas: il fallait alors un ventilateur.

Par la suite, j'ai vécu dans d'autres pays communistes, la Birmanie et le Laos, qui ont confirmé mes vues de 1972.

Je ne dis pas qu'il n'y a jamais de ventilateurs dans les pays non communistes, mais ils y sont beaucoup plus rares et, ce qui est plus subtil, ils y sont insignifiants.

Le ventilateur est au communisme ce que l'épithète est à Homère: Homère n'est pas le seul écrivain au monde à utiliser des épithètes. Mais c'est sous sa plume que les épithètes prennent tout leur sens.

En 1985, dans son film Papa est en voyage d'affaires, Kusturica a tourné une scène d'interrogatoire communiste qui mettait en présence trois personnes: l'interrogateur, l'interrogé et un ventilateur. Au cours de l'interminable séance de questions-réponses, la tête pivotante de l'engin s'arrête, à un rythme inexorable, tantôt sur l'interrogateur, tantôt sur l'interrogé: elle se fige sur chaque personnage avant de balayer le rayon jusqu'à l'autre. Ce mouvement absurde et horripilant porte le malaise de la scène à son comble.

Pendant tout l'interrogatoire, rien ne bouge, ni les deux hommes ni la caméra: il n'y a que cette oscillation du ventilateur. Sans lui, la scène n'atteindrait jamais ce degré de crispation. Il joue le rôle de chœur antique, en beaucoup plus insupportable, car il n'émet aucun jugement, il ne pense rien, il se contente d'être là pour faire résonner les choses et exécuter, avec une exactitude infaillible, son boulot de ventilateur: efficace et sans opinion, le chœur dont rêvent les régimes totalitaires.

Je doute que même l'aval d'un célèbre cinéaste yougoslave puisse suffire à convaincre de la pertinence de mes réflexions sur les ventilateurs. Cela n'a aucune importance. Y a-t-il encore des esprits assez naïfs pour s'imaginer que les théories servent à être crues? Les théories servent à irriter les philistins, à séduire les esthètes et à faire rire les autres.

Le propre des vérités confondantes est d'échapper à l'analyse. Vialatte a écrit cette phrase merveilleuse: «Le mois de juillet est un mois très mensuel.» A-t-on jamais rien dit de plus vrai et de plus confondant sur le mois de juillet?

Aujourd'hui, je ne vis plus à Pékin et je n'ai plus de cheval. J'ai remplacé Pékin par du papier blanc et le cheval par de l'encre. Mon héroïsme est devenu souterrain.

J'ai toujours su que l'âge adulte ne comptait pas: dès la puberté, l'existence n'est plus qu'un épilogue.

A Pékin, ma vie était d'une importance capitale. L'humanité avait besoin de moi.