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IV

Henri IV avait décidé de se rendre à onze heures du soir rue de l’Arbre-Sec. Mais le Béarnais était un vif-argent. Dès neuf heures, bouillant d’impatience, ne tenant plus en place, il était parti, quittant le Louvre par une porte dérobée. Il avait, pour cette expédition, revêtu un de ces habits très simples et fort râpés, comme il les affectionnait, qui lui donnait l’apparence d’un pauvre gentilhomme et dont sa garde-robe était mieux fournie que d’habits neufs et luxueux. La Varenne l’accompagnait seul et devait le quitter à la porte de sa belle.

La maison de dame Colline Colle avait sa façade sur la rue de l’Arbre-Sec. Le derrière donnait sur une impasse appelée le cul-de-sac Courbâton. Il y avait là une porte basse renforcée de tentures épaisses. Sur le devant, la porte principale s’ornait d’un perron de trois marches. Les marches franchies, on se trouvait sur un palier d’où émergeaient deux piliers massifs qui supportaient le balcon en haut duquel nous avons entrevu, le matin même, la jeune fille chez laquelle le Vert Galant cherche à se glisser comme un larron. Les deux piliers, de chaque côté, et le balcon surplombant la porte formaient comme une voûte d’ombre opaque.

Devant la porte, La Varenne frappa dans ses mains deux coups rapprochés. Signal convenu avec la propriétaire. Et se penchant à l’oreille du roi, avec une familiarité obséquieuse et un rire cynique:

– Allez-y, Sire!… Enlevez la place… d’assaut.

Henri mit le pied sur la première marche et murmura:

– Jamais je ne fus aussi ému!

À ce moment une ombre surgit de derrière un des piliers, se campa au milieu, devant la porte, dominant ainsi le roi. En même temps une voix jeune et vibrante lança dans le silence de la nuit cet ordre bref:

– Holà!… Tirez au large.

La Varenne, qui déjà s’éloignait, revint précipitamment sur ses pas…

À cet instant précis, un cavalier s’avançait d’un pas insouciant. Entendant la voix impérieuse, apercevant ces deux ombres au bas d’un escalier, le cavalier s’arrêta à quelques pas du perron, s’immobilisa au milieu de la chaussée, curieux sans doute de ce qui allait se produire, et sans qu’aucun des acteurs de cette scène parût prêter attention à lui.

Cependant le roi avait reculé d’un pas. La Varenne, sur un signe qui recommandait la prudence, se campa au bas du perron, et d’un ton plein de morgue, il railla:

– Vous dites?…

– Je dis, reprit la voix froide et tranchante, je dis que vous allez vous faire étriller selon vos mérites si vous ne déguerpissez à l’instant.

Il devenait difficile de parlementer avec un inconnu qui, du premier coup, le prenait sur ce ton. La Varenne l’essaya cependant et, d’une voix où commençait à percer l’impatience:

– Holà! êtes-vous enragé ou fou? monsieur… Comment, un paisible passant ne pourra pénétrer chez lui parce qu’il…

– Tu mens! interrompit la voix qui se faisait plus âpre, plus mordante, tu ne demeures pas dans cette maison.

– Ah! prenez garde, mon maître!… Vous insultez deux gentilshommes!…

– Tu mens encore!… Tu n’es pas gentilhomme! tu es un marmiton… Retourne à tes marmites, mauvais gâte-sauce… Tu vas laisser brûler le rôti!

On ne pouvait faire une plus sanglante injure à La Varenne – dont la noblesse et le marquisat étaient de création récente encore – que de lui rappeler aussi brutalement la bassesse de son extraction. Livide de fureur, il hoqueta:

– Misérable!…

– Quant à ton compagnon, continua la voix dans un rire strident, il doit être gentilhomme, lui… puisqu’il cherche à s’introduire traîtreusement, la nuit, dans le logis d’une jeune fille sans défense pour y jeter la honte et le déshonneur!… Ah! pardieu oui! ce doit être un gentilhomme de haute et puissante gentilhommerie… puisqu’il ne recule pas devant une besogne vile… dont rougirait le dernier des truands!…

La Varenne ne manquait pas de cette bravoure à qui il faut le stimulant d’une galerie attentive pour la faire épanouir. Seul il eût déjà tiré au large comme l’avait ordonné Jehan le Brave – car on a deviné que c’était lui. Mais il y avait le roi. Impossible de se dérober. Puis le ton, écrasant d’impertinence, dont cet inconnu l’avait renvoyé à ses marmites, l’avait exaspéré jusqu’au délire, avait déchaîné en lui une haine implacable. Enfin sa bravoure était en tous points conforme à sa nature vile et tortueuse.

C’est ce qui fait que sournoisement il dégaina, et traîtreusement, à l’improviste, il porta un coup terrible de bas en haut en grinçant:

– Drôle!… Tu payeras cher ton insolence!

Jehan devina le coup plutôt qu’il ne le vit. Il ne fit pas un mouvement pour l’éviter. Seulement, d’un geste prompt comme l’éclair, il leva très haut le pied et le projeta violemment en avant.

Atteint en plein visage, La Varenne alla rouler sur la chaussée, où il demeura évanoui.

– Voilà! «Drôle» est payé, dit froidement Jehan.

Le cavalier, qui avait assisté impassible à cette scène rapide, murmura:

– Le superbe lion!… Vrai Dieu! voilà qui me change un peu de ce répugnant troupeau de loups et de chacals qu’on appelle des hommes. Je devine toute l’algarade. Mais à qui donc en a-t-il?

À ce moment Jehan descendait les deux marches et s’approchait du roi.

– Monsieur, fit-il d’un ton rude, donnez-moi votre parole de ne jamais renouveler l’odieuse tentative de ce soir et je vous laisse aller… je vous fais grâce!

Effaré, stupide d’étonnement, troublé par l’imprévu, de l’aventure, le roi secoua la tête.

– Non!… Dégainez en ce cas, dégainez!

Et en disant ces mots, Jehan, d’un geste large, sans hâte inutile, tira son épée, fouetta l’air d’un coup sec, fit un pas vers le roi et avec un calme terrible:

– Je vais vous tuer, monsieur, dit-il. Au fait, ce sera plus sûr qu’une parole de gentilhomme, en quoi je n’ai aucune confiance.

Henri se ressaisissait. L’idée qu’il pouvait être en danger de mort ne lui venait pas encore. L’aventure n’était encore à ses yeux qu’un contretemps fâcheux. Certainement ce n’était qu’un malentendu, une méprise qui se dissiperait dès qu’il aurait fait entendre à ce forcené qu’il se trompait et s’attaquait à qui était assez puissant pour le briser. Il se redressa de toute sa hauteur et d’un ton dédaigneux où il entrait plus d’impatience que de colère:

– Prenez garde, jeune homme!… Savez-vous à qui vous parlez?… Savez-vous que je puis d’un geste faire tomber votre tête?…

Le cavalier aux écoutes sursauta:

– Cette voix!… On dirait!…, Oh! diable!…

Jehan le Brave fit un pas de plus dans la direction du roi, le toisa de haut en bas, car il le dominait de toute sa tête, et:

– Je sais, dit-il glacial. Mais avant que vous n’ayez ébauché ce geste, moi je vous plonge le fer que voici dans la gorge!

Cette fois, Henri commença de soupçonner que ce n’était pas une méprise, que c’était à lui personnellement que ce furieux en voulait. Néanmoins, il ne se rendit pas, et plus dédaigneux, plus hautain:

– Assez! fit-il. J’ai affaire dans cette maison. Va-t-en!… Il en est temps encore.

– Dégainez, monsieur!… Il en est temps encore.

– Pour la dernière fois, va-t-en!… Tu auras la vie sauve!

– Pour la dernière fois, dégainez!… ou, par le Dieu vivant, je vous charge!…

Henri jeta un coup d’œil sur l’homme qui osait lui parler ainsi. Il vit un visage flamboyant. Il lut dans ces yeux étincelants une implacable résolution.

La peur, ce sentiment sournois et déprimant, Henri IV y était accoutumé. Il l’éprouvait chaque fois qu’il lui fallait faire face à un péril personnel. Mais toujours, par un effort de volonté admirable, il parvenait à maîtriser cette révolte de la chair et alors il n’y avait pas de brave plus follement brave que ce peureux. Cette fois, il s’aperçut, la sueur de l’angoisse sur les tempes, que l’esprit ne parvenait pas à dompter la matière. Pourquoi?

C’est qu’il avait en lui une terreur – que les événements devaient justifier – et qu’il ne put jamais parvenir à refouler: la terreur de l’assassinat.

Or, Henri venait de lire dans les yeux de cet inconnu qu’il se savait en présence du roi. C’est pourquoi il ne se nomma pas. Or, si cet inconnu, sachant qu’il parlait au roi, osait menacer ainsi, c’est qu’il était résolu à tuer. C’était clair. Dès lors, il n’y avait plus qu’une alternative: se laisser égorger bénévolement ou se défendre de son mieux. Ce fut à ce dernier parti qu’Henri, faisant appel à tout son sang-froid, se résigna.

Lentement il dégaina et tomba en garde. Les fers s’engagèrent.

Dès les premières passes, Henri reconnut l’incontestable supériorité de son adversaire. Il sentit le frisson de la mort le frôler à la nuque, et dans son esprit éperdu il clama: