Concini, voyant qu’il se taisait, crut l’avoir terrifié. Il se dit que le moment était venu de risquer la question qui lui tenait tant à cœur et il se hâta de reprendre, d’une voix que l’espoir rendait haletante:
– Eh bien, écoute, Jehan. Si tu veux, tu sors d’ici libre. Si tu veux, je descends moi-même t’ouvrir cette porte et je te conduis dehors. Et je te fais riche… Je te donne cinquante mille livres!… La liberté et la fortune, voilà ce que je t’offre… si tu consens à répondre à la question que je veux te poser.
– Oui, je t’ouvre la porte, oui, je te conduis dehors, oui, je te donne de l’or. Et quand tu auras répondu… un bon coup de dague entre les deux épaules… par-dessus le marché et pour te faire bonne mesure.
La proposition cependant était si imprévue qu’elle stupéfia Jehan. Il songea:
– Que peut-il avoir à me demander de si important pour qu’il renonce à sa vengeance?
Et tout haut, de son air railleur:
– Quand j’aurai répondu à ta question, tu oublieras bien un peu de venir m’ouvrir cette porte, hein?
Concini ne songea pas à se froisser du doute injurieux que contenait cette question. L’espoir pénétra dans son esprit, et vivement, avec plus d’assurance:
– Non! dit-il. Tu ne répondras que lorsque tu seras libre et que je t’aurai versé la somme convenue.
Jehan ne s’étonna pas de la confiance que lui témoignait le favori. Il la trouva toute naturelle, de même que Concini avait paru trouver naturel qu’il se défiât de lui.
– Bon, dit-il. (Et cette fois il ne raillait pas.) Qui te dit qu’une fois libre, je n’empocherai pas ton or et te tirerai ma révérence sans répondre à cette fameuse question?
– Tu me donneras ta parole avant de sortir. J’ai confiance en toi, moi.
Notez bien, lecteur, que Concini ne mentait pas. Il avait réellement pleine confiance en la parole de l’homme qu’il haïssait. Notez aussi que Jehan, menacé d’une mort hideuse, eut pu promettre et ne pas tenir compte ensuite d’une promesse extorquée par la menace. Nous croyons ne pas trop nous avancer en disant que pas un de vous, lecteurs, n’aurait le triste courage de le lui reprocher. Eh bien, ce jeune homme, qui jusqu’à ce jour avait vécu de rapines, se fût cru déshonoré en manquant à sa parole. Cette idée ne l’effleura même pas.
Très intrigué, il se contenta de demander avec une vague méfiance:
– Voyons la question, d’abord.
Concini tressaillit de joie, et dans son esprit cria:
– Il parlera!…
En effet, comment admettre qu’un homme serait assez fou pour se condamner lui-même à une mort horrible, alors que d’un mot il pouvait acheter la vie, la liberté et la fortune?
Penché sur son grillage, l’œil enflammé, haletant, convulsé, d’une voix basse, ardente, Concini demanda:
– Dis-moi seulement où tu as conduit cette jeune fille?
Si son attention passionnée n’avait pas été exclusivement portée sur cette réponse qu’il attendait anxieusement, Concini eût peut-être entendu comme un sanglot étouffé qui venait d’éclater près de lui.
Mais la vie de Concini était uniquement concentrée au-delà de ce trou sur lequel il se penchait. Rien n’existait en dehors de cela. Il n’entendit donc rien.
Rien que l’éclat de rire sonore qui jaillit soudain de ces lèvres auxquelles il était pour ainsi dire suspendu, rien que la voix de Jehan qui disait plus railleuse que jamais:
– Que je te dise où elle est?… Seulement?… Concini haleta:
– Oui, cela seulement!… Et tu es libre, et je te fais riche!… Réponds.
Jehan songeait, pris d’une subite colère contre lui-même:
– Je suis un incorrigible niais!… Voici plus d’un quart d’heure que je perds à écouter les incongruités de Concini. Je devrais pourtant savoir que c’est un cuistre, un pleutre incapable d’apprécier un sentiment noble ou délicat. Et s’il se retire avant que j’aie pu lui servir la petite histoire que j’ai préparée expressément pour lui, je serai perdu… et par ma faute. Allons, il est temps.
Et il se redressa de toute sa hauteur. Sa physionomie se fit dure, froidement résolue. Sa voix se fit brève, tranchante. À le voir et à l’entendre, on n’eût jamais soupçonné l’angoisse qui, malgré lui, l’étreignait à la gorge.
– Concini, dit-il, toi qui as des espions partout, qui te renseignent sur tout, tu dois savoir ceci: le roi, la nuit dernière, a refusé l’escorte que lui proposait M. de Praslin, il a refusé celle de M. de Neuvy pour accepter celle de deux inconnus avec qui il s’en est allé promener paisiblement…
Oui, Concini savait cela. Praslin ou La Varenne, peut-être tous les deux, n’avaient pas su tenir leur langue. On parlait à mots couverts de l’aventure. On s’inquiétait de connaître le nom de ces deux inconnus (les noms n’avaient pas été divulgués) honorés de la confiance royale et qui pouvaient devenir des personnages à ménager.
Concini savait tout cela. Il dressa l’oreille. Mais, comme il ne devinait pas encore en quoi cette histoire pouvait l’intéresser, comme l’impatience et la crainte d’une déconvenue le tenaillaient, il gronda furieusement:
– Misérable!… Que m’importent le roi et ces deux inconnus!… C’est d’elle que je te parle!… Elle que je veux retrouver, dussé-je…
Paisiblement, Jehan interrompit:
– Je suis l’un de ces deux inconnus.
Concini entendit. Il fut étonné et en même temps une vague inquiétude commença de sourdre en lui. Mais il était trop bon comédien pour laisser voir ses impressions. Et d’ailleurs, il n’avait pas renoncé à arracher la réponse qu’il désirait. De furieuse qu’elle était, sa voix se fit implorante:
– Veux-tu me répondre?
Jehan, lui, n’avait qu’une crainte: celle que Concini se retirât avant qu’il eût pu amorcer suffisamment son histoire pour exciter son attention.
Il abrégea donc son récit pour arriver le plus vite possible au point qu’il savait devoir intéresser le Florentin.
– Le roi a voulu savoir pourquoi je l’avais provoqué et avais failli le tuer – car tu ne sais peut-être pas cela, Concini: j’ai croisé le fer contre le roi.
Concini se tut. L’inquiétude croissait en lui, sans qu’il eût pu dire pourquoi. Mais Bertille, qui jusque-là avait été son unique préoccupation, commença à passer au deuxième plan.
Jehan comprit qu’il commençait à produire l’effet qu’il avait espéré. Il pensa, avec un sourire:
– Allons, je crois que j’ai des chances de m’en tirer. Le tout est de frapper rudement l’imagination de Concini.
Et tout haut:
– J’ai dit au roi que j’avais été averti que quelqu’un cherchait à s’introduire traîtreusement chez celle que j’aime.
Concini s’agita. La sueur de l’angoisse perlait à son front. Maintenant, il écoutait avec une attention passionnée. Jehan reprit froidement:
– Le roi voulut savoir qui m’avait donné ce charitable avis. Je fis respectueusement observer que je ne me sentais pas le tempérament d’un délateur… Le roi est un grand cœur. Il comprit mon scrupule et n’insista pas.
Concini respira. La menace qu’il sentait sous les paroles de Jehan semblait s’écarter. Il retrouva son assurance et, avec elle, son arrogance. Et il gronda:
– Crois-tu que je suis venu ici pour entendre ces sornettes?
– Attends. Tu vas voir que la chose devient intéressante pour toi. Le roi, donc, apprécia si bien ma délicatesse, qu’il voulut bien m’honorer de sa bienveillance.
– Toi?… ricana Concini de nouveau inquiet.
– Moi-même, dit froidement Jehan. À telle enseigne qu’il a bien voulu m’accorder une audience particulière pour demain. Audience que je dois partager avec cet inconnu qui, avec moi, servit d’escorte au roi en cette nuit mémorable. Retiens bien ce détail, Concini, il est très important… pour toi.
– Bon, grinça Concini, que me fait à moi, cette histoire d’audience avec ce compagnon inconnu?… Quant à toi, le roi, quand il te connaîtra, pensera que la seule personne qui puisse raisonnablement s’intéresser à toi, c’est le bourreau.
Jehan dédaigna de répondre. Il continua d’une voix étrangement calme:
– Or, Concini, je te connais capable de toutes les trahisons, de toutes les perfidies. Je me doutais bien que tu chercherais à m’attirer dans quelque traquenard. Et j’ai pris mes petites précautions. Ici, la voix se fit plus rude, menaçante:
– Ce que je n’ai pas dit au roi, je l’ai dit à ce compagnon. Il sait que c’est Léonora, ta femme, qui m’a excité et lancé sur le roi dans l’espoir que je le tuerais… Ce qui devait faire de toi le maître de ce royaume, grâce à… la protection de Marie de Médicis. Il sait que la douce, la loyale Léonora a fait avertir le grand prévôt à seule fin que je fusse délicatement cueilli après l’attentat… Il sait tout, te dis-je, tout!… Je t’avais bien dit que mon histoire finirait par t’intéresser.