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– Allons, Cristo santo! revenez au sens de la réalité!… Tenez, j’ai pitié de vous… Je veux bien oublier que vous avez cherché à m’insulter. J’oublie que vous m’avez menacé et je vous dis: Voulez-vous être à moi, pendant une heure seulement?… Une heure d’obéissance passive, absolue, une heure de fidélité, ce n’est pas beaucoup… je m’en contente cependant et en échange je vous donne une fortune qui vous mettra à l’abri du besoin le reste de vos jours!…

– Outre!

– Tripes du pape!

– Cornes de Dieu!

Les trois jurons n’en firent qu’un. Immédiatement après, un des trois demanda:

– Combien?

Une lueur de triomphe passa dans l’œil de Concini, il pensa:

«Il faut que je les assomme… et ils sont à moi.»:

Et les regardant droit dans les yeux, il énonça froidement:

– Cent mille livres à vous partager.

Et en lui-même:

– Oui, chiens maudits, servez-moi pendant une heure, et après… trois bonnes cordes toutes neuves, trois potences… voilà les cent mille livres que je vous destine!

Les trois avaient chancelé. Ce chiffre, fabuleux pour eux, leur avait produit l’effet d’un coup de matraque sur le crâne.

– Trente-trois mille trois cent trente-trois livres, six sols et huit deniers chacun!

Le compte avait été vite établi, comme on voit.

– De quoi vivre dans la bombance jusqu’à la fin de ses jours!

– À ce prix-là, j’étriperais mon propre père… si je l’avais jamais connu!

Concini rugit en lui-même: «Ils sont à moi!» Et tout haut:

– Est-ce dit?

Ils parurent se consulter du regard, pour la forme sans doute, car déjà leur attitude s’était modifiée et ils avaient repris ces allures courbées, ces démonstrations de respect exorbitant qui leur étaient habituelles. Concini frémissait d’impatience, non d’incertitude, parce qu’il voyait bien qu’ils étaient décidés. Enfin ils adhérèrent résolument.

– C’est marché conclu, monseigneur!

– Pendant une heure, nous vous appartenons.

– Quoi que vous nous commandiez, nous l’exécuterons.

À force de volonté, Concini était parvenu à rester impassible. Mais en lui-même, il exultait. Une joie puissante, furieuse, comme il en avait rarement ressenti de pareille, l’étreignait. Il crut que tout était dit, et dans sa hâte d’en finir, il voulut expliquer à l’instant même ce qu’il attendait d’eux.

Mais les trois compères avaient probablement, eux aussi, leur idée de derrière la tête, qu’ils poursuivaient avec autant de ténacité que Concini en mettait à suivre la sienne. Gringaille l’interrompit, respectueusement d’ailleurs:

– Un instant, monseigneur, dit-il, avec une gravité soudaine qui éclairait cette physionomie rusée d’un jour insoupçonné. Vous nous avez demandé pourquoi nous étions avec… celui qui attend derrière cette porte, contre vous. Je vais vous le dire. Vous êtes, pour nous, l’homme qui paye et à qui on ne doit plus rien lorsque la besogne payée est honnêtement accomplie. Tandis que lui, il était un ami. Nous autres truands, gens de sac et de corde, nous avons des idées particulières. Par exemple, pour nous, un ami est un être sacré. On n’est jamais quitte envers un ami. Sa bourse quand elle est garnie, son pain, son bras, son sang, tout se donne, et sans compter, à un ami. Le trahir est chose vile, infâme, qu’aucun de nous ne voudrait accomplir sans se croire damné, déshonoré à ses propres yeux, digne des plus affreux supplices. Ne froncez pas les sourcils, ne vous impatientez pas. Ce que j’en dis, c’est pour vous expliquer. Donc, monseigneur, cette vilenie, cette infamie, nous allons l’accomplir… c’est promis, mais… c’est dur… très dur!… Pour nous décider, il n’a pas fallu moins que l’appât de cette somme énorme que vous nous promettez. Or, jusqu’ici, je vous ferai remarquer que nous ne tenons encore qu’une promesse… Nous ne doutons pas de votre parole, mais enfin, je vous le dis tout net, c’est insuffisant pour nous décider à agir. C’est pour vous dire que si vous voulez que le marché tienne, il faut donner des arrhes.

Au même instant, trois griffes se tendirent avidement vers Concini.

Celui-ci ne doutait pas de la bonne foi des trois sacripants. S’il avait eu des doutes, le discours habile de Gringaille les eut complètement dissipés. La demande ne le surprit ni le choqua. Elle était dans les usages. Elle lui parut toute naturelle. Il se fouilla vivement. Un geste de déception lui échappa et il sacra, réellement désolé:

– Porco Dio! j’ai tout donné à cette vieille sorcière… Je n’ai plus rien sur moi.

Conciliants, ils firent preuve de bonne volonté. Gringaille, qui avait soulevé le lièvre, déclara le premier, rondement:

– Qu’à cela ne tienne! Je me contenterai pour ma part de cette superbe chaîne d’or que vous avez au cou. Et toi, Escargasse?

– Moi, je vois là certaine agrafe qui ferait assez bien mon affaire. Et toi, Carcagne?

– Moi, je serais curieux de savoir si cette bague qui brille au petit doigt de monseigneur fera autant d’effet au doigt de certaine petite main de ma connaissance.

Au fur et à mesure qu’ils désignaient l’objet de leur choix, Concini, sans hésiter, arrachait le bijou et le leur jetait. Cet âpre marchandage, cette façon de curée à peine voilée ne le révoltait pas. Elle le rassurait de plus en plus. Elle était une preuve manifeste de la loyauté de leurs intentions.

Il avait eu un moment de rage folle, de désespoir intense, lorsqu’il avait constaté qu’il n’avait pas une maille sur lui. Il les connaissait trop bien pour ne pas être assuré que, sans les arrhes réclamées, il n’obtiendrait rien d’eux. Pour assurer sa vengeance prête à lui échapper, il se serait donc humilié, lui, Concini, il se serait abaissé jusqu’à supplier presque ces trois ruffians maudits qui l’avaient bafoué, insulté, maltraité?… Et cela en pure perte! C’était à vous rendre enragé.

Il s’estimait donc très heureux d’en être quitte à si bon compte… car pour les cent mille livres promises, nous savons comment il avait décidé de les payer.

Concini, on a pu le remarquer, et c’est ce qui prouvait sa grande souplesse d’esprit, ce qui faisait sa force, Concini savait imposer, momentanément, silence à sa haine. S’il avait intérêt à s’attacher celui qui l’avait insulté, il n’hésitait pas à le faire. C’est ainsi qu’il avait gardé à son service Jehan le Brave qu’il haïssait déjà parce que le jeune homme l’avait, en maintes circonstances, profondément humilié. C’est ainsi qu’il avait cherché à s’attacher ces trois hommes dont il se méfiait et qui venaient de le violenter.

Mais le souvenir des humiliations qu’il avait dû ravaler le faisait écumer. Son esprit travaillait. Et le résultat de ce travail était que son plan primitif de se faire livrer Jehan réduit à l’impuissance s’était profondément modifié. En leur jetant au fur et à mesure le bijou convoité, il songeait à part lui:

«Prenez, chiens rampants, prenez ces os à ronger!… Que je réussisse seulement à vous faire passer de l’autre côté de cette porte, et alors, moi, je pousse les verrous. Quel magnifique coup de filet!… les tenir tous les quatre à ma merci!… Alors, j’envoie un de ces laquais qu’ils prétendent avoir garrottés chercher du renfort. Dans une heure, je puis avoir ici cinquante hommes résolus. C’est plus qu’il n’en faut pour saisir les truands. Moi, je reste ici, je les garde, je les surveille, sans qu’ils puissent soupçonner ma présence. Les fenêtres, heureusement, sont munies de solides barreaux. Rien à tenter de ce côté. Restent les portes. J’admets qu’à eux quatre ils réussissent à les enfoncer. Il leur faudra bien une couple d’heures pour cela. C’est plus qu’il ne m’en faut. S’ils ne passent pas par le vestibule, mes hommes les cueillent. S’ils passent par le vestibule – et ils seront bien obligés d’y passer – alors, je les tiens sans l’aide de personne!»

Voilà ce que songeait Concini, sans que rien sur son visage trahît la nature de ses pensées.

Carcagne, Escargasse et Gringaille n’avaient pas cette prudente réserve. Les sacripants estimaient qu’ils avaient fait une bonne affaire. Ils jubilaient et ne voyaient pas la nécessité de dissimuler cette jubilation. Quand ils eurent fait disparaître au plus profond de poches mystérieuses les bijoux qu’ils venaient d’arracher si adroitement à Concini, ils reprirent le sérieux qui convient à des gens qui vont s’atteler à une rude besogne et ils écoutèrent sans broncher les instructions de leur maître.

– Surtout, fit Concini en achevant, n’allez pas me le détériorer!… Sa peau m’est précieuse, voyez-vous.

– Je comprends!…

– Une peau que l’on paye cent mille livres!

– On ne saurait dire qu’elle ne vous est pas chère. Les trois éclatèrent de rire et Concini daigna sourire.

– Il me le faut vivant!… Vivant, m’entendez-vous? insista-t-il.

– Cela va de soi!