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IX

Dès que la porte se fut fermée sur le roi, Pardaillan et Jehan, si braves qu’ils fussent, ne purent réprimer un soupir de soulagement.

– Avouez, dit Pardaillan, que vous avez cru que nous allions être arrêtés.

– Oui, monsieur, dit franchement le jeune homme. Et vous?

– Moi, je pensais bien que non… Cependant j’avoue que j’étais moins tranquille depuis notre passage devant l’échelle et après la réflexion du roi… Cette réflexion aurait dû me rassurer au contraire: c’était sa petite vengeance.

– Vous croyez?

– Savez-vous comment le roi s’est vengé de M. de Mayenne, qui lui donna tant de tracas et fut autrement rebelle que nous?

– Non, monsieur. Mais j’espère que vous me ferez l’honneur de me l’apprendre.

– Eh bien, voici. Vous savez que le duc est affligé d’un embonpoint démesuré. De plus, il était déjà goutteux à l’époque où il fut contraint de traiter sa soumission. Le roi le reçut dans la grande galerie, qu’il s’amusa à arpenter de ce pas rapide que vous lui connaissez. Naturellement, M. de Mayenne suivait, courait pour se maintenir à son côté, agitait sa bedaine princière, peinait, suait, soufflait. Au bout d’un quart d’heure de cet exercice, le duc était rendu, rompu, fourbu. Le roi vit que s’il prolongeait encore le jeu, le duc tomberait foudroyé par la congestion. Il s’arrêta donc et lui dit tout souriant: «Allez, mon cousin, et tenez pour assuré que je ne vous ferai pas d’autre mal que celui que je viens de vous faire.»

– Le duc s’en est tiré à bon compte.

– Oui, fit Pardaillan, d’un air rêveur, j’en ai connu qui, à la place du Béarnais, n’eussent pas été d’aussi bonne composition. À mon sens, ce pays se passerait fort bien de trône et de roi, peut-être même n’en irait-il que mieux. C’est une idée un peu folle que j’ai ramassée le long des routes, où je chemine depuis quarante ans et plus. Il paraît cependant que ce n’est pas l’idée de tout le monde et qu’il faut absolument à la masse un maître, à qui elle obéisse. Soit! je veux bien, moi; maître pour maître, autant vaut Henri de Navarre qu’un autre. Du moins, celui-là est un brave homme, et, ma foi, je ne saurais en dire autant des rois, ses prédécesseurs, que j’ai connus. C’est un peu pour cela que j’ai fait pour lui ce que je n’aurais pas fait pour d’autres.

Jehan le Brave écoutait avec une attention soutenue, et de temps en temps, il approuvait d’un signe de tête. Pardaillan demeura un moment rêveur, puis s’arrachant à ses pensées:

– Qu’eussiez-vous fait, voyons, si le roi avait voulu nous faire saisir? dit-il, en fixant son œil clair sur son jeune compagnon.

Sans répondre, Jehan leva la main et commanda d’une voix forte:

– Ici, vous autres!

À cet appel, Gringaille, Escargasse et Carcagne surgirent de l’ombre. Ils vinrent se camper devant leur chef, et, la tête haute, le poing sur le pommeau de la rapière, talons joints, ils demeurèrent raides, impassibles. Seulement leurs yeux fixés sur les yeux du chef exprimaient une admiration profonde, un attachement sans bornes.

– Eh bien? interrogea Jehan, après avoir laissé à Pardaillan le temps de les examiner.

Le chevalier traduisit son impression par un léger sifflement. Il faut croire que la réponse était suffisamment claire, car les trois braves se rengorgèrent. Leur jeune chef, après les avoir caressés un instant du regard, leur fit signe qu’ils pouvaient quitter leur attitude de parade et d’une voix grave:

– Le roi m’est sacré, maintenant… vous savez pourquoi. Et, avec une intonation rude, mordante, il ajouta:

– Mais si je m’interdis de rien entreprendre contre lui, il ne s’ensuit pas que je me laisserai égorger sans me défendre. Non, ventre-veau!… Si l’on avait tenté de m’arrêter, avec l’aide de ceux-ci j’aurais chargé!… Je vous réponds qu’on ne nous aurait pas eus vivants.

– Oui, fit Pardaillan en hochant la tête, j’avais deviné votre intention, dès le moment où ces hommes se sont lancés sur notre piste. Et je confesse qu’à votre place j’eusse fait comme vous.

Et se tournant vers les trois braves qui écoutaient sans trop comprendre, il ajouta en les fixant:

– Savez-vous qui était le compagnon qui nous a quittés pour entrer au Louvre et contre lequel vous auriez dû charger?… Non… Eh bien, c’était le roi. À présent que vous le savez, obéiriez-vous, sans hésitation, à votre chef?

Jehan devina dans quelle intention le chevalier posait cette question. Il croisa ses bras sur sa large poitrine, fit un pas en arrière et attendit la réponse en souriant avec confiance.

Les trois se regardèrent effarés. Non de la question, mais d’apprendre que leur chef se promenait familièrement avec le roi. Cependant, comme il fallait répondre, ils se concertèrent du coin de l’œil et Gringaille prit la parole:

– Il y a quelques années, je fus arrêté. Ma mère et ma petite sœur étaient à ce moment malades d’une mauvaise fièvre. Il faut vous dire que, bien que je ne sois qu’un homme de sac et de corde, j’adore ma mère et ma sœur dont j’étais le soutien. Mon arrestation tombait bien mal et je me mangeais les sangs de me voir en prison quand elles avaient tant besoin de moi. Le mal était contagieux et personne ne voulait approcher les deux malades. Je pensais bien les trouver mortes toutes les deux à ma sortie de prison. Eh bien, monsieur, ce que personne ne voulait faire, messire Jehan le fit, lui. Il soigna les deux malades, mieux que je n’aurais pu le faire. Et je vous réponds qu’elles n’ont manqué de rien. La pauvre veille mourut… Il la fit enterrer chrétiennement de ses deniers. Mais ma sœur fut sauvée. À telles enseignes qu’elle est aujourd’hui la plus jolie fille qui se puisse voir. Si bien qu’on ne l’appelle pas autrement que Perrette la jolie… Nous pourrions vous citer dix traits du même genre… C’est pour vous dire, monsieur, que si Jehan l’ordonnait, nous chargerions Dieu lui-même… et sans hésiter.

– Animal! bougonna Jehan furieux, qu’avais-tu besoin d’assommer M. le chevalier avec tes sottes histoires!

– Ne le grondez pas, intervint doucement Pardaillan: il a très bien parlé, à sa manière. En tout cas, ce qu’il a dit m’a intéressé et m’a pleinement convaincu… Et maintenant, puis-je vous demander, sans être indiscret, ce que vous comptez faire?

Jehan le Brave hésita et froidement résolu:

– Avec l’aide de ces braves, je compte foncer tête baissée dans la mêlée. Je me frayerai mon chemin coûte que coûte… Il faut que je monte haut… je monterai ou je me briserai les reins en route.

– Je crains, dit froidement Pardaillan, que ce ne soit plutôt ceci qui vous attende.

Jehan eut un éclat de rire strident qui trahissait le désarroi de son esprit, et avec exaltation:

– Qu’importe!… N’avez-vous pas entendu ce qu’elle m’a dit?… Fille de roi, monsieur, elle est fille de roi!… Cornes de Dieu! puisque j’ai été assez fou pour porter mes yeux si haut, il me faut monter, jusqu’à ce que je sois à son niveau!… Ainsi ferai-je, ou j’y laisserai ma peau!

Pardaillan le considéra un instant de son œil perçant et murmura doucement:

– Pauvre enfant!

Et tout haut, avec un sourire indéfinissable:

– Fille de roi ou de manant, c’est tout un, dès l’instant que l’amour entre en jeu. Souvenez-vous de ce que je vous dis là et peut-être vous arrêterez-vous avant d’accomplir l’irréparable. Sur ce, mon compagnon, voici que la nuit vient de sonner… je ne serais pas fâché d’aller prendre un peu de repos.

– Pardieu! monsieur, dit vivement Jehan, je ne vous quitterai qu’à la porte de votre logis!

Et se reprenant, il ajouta avec une sorte de timidité charmante qui contrastait singulièrement avec sa fougue habituelle:

– Si toutefois vous voulez bien me le permettre.

– Ce sera pour moi un grand plaisir, fit poliment Pardaillan. Je demeure rue Saint-Denis.

Et se tournant vers les trois braves, il leur fit un geste amical en disant:

– Bonne nuit, mes braves.

– Vous entendez? appuya Jehan. Allez à vos affaires. Je n’ai plus besoin de vous pour le moment. Bonsoir.

Et sans plus s’occuper des trois braves qui paraissaient hésiter et se concertaient entre eux, il se plaça à côté de Pardaillan et tous deux s’éloignèrent paisiblement.

Si courte qu’eût été la discussion entre les trois, Jehan avait tiré au large lorsqu’ils se furent mis d’accord. Ce que voyant, ils se lancèrent au pas de course sur ses traces en appelant:

– Holà! messire Jehan… holà!

Le jeune homme se retourna en fronçant le sourcil et gronda:

– Çà, qu’avez-vous à mugir comme veaux qu’on égorge?

Les trois s’arrêtèrent, indécis. Ce qu’ils avaient à dire les effrayait ou les embarrassait sans doute, car ils se bourraient mutuellement de coups de coude, mais aucun ne parlait. Impatienté, Jehan, qui les connaissait à fond, s’écria: