– Il y a deux jours que je n’ai pas mangé… deux jours que j’erre par les rues comme un chien perdu… Comprenez-vous?
– Pauvre diable! Oui, je comprends… Tu cherchais quelque bourse assez convenablement garnie pour t’assurer le gîte et la pitance pendant quelque temps… Mais cela ne m’explique pas le: «Ce n’est pas lui!»
– Je suivais un seigneur dont la mise me paraissait annoncer la bourse dont vous parliez… j’ai dû le perdre de vue je ne sais comment… je ne m’en suis aperçu que lorsque je me suis vu devant vous… C’est pourquoi j’ai prononcé ces paroles.
– Ah! fit simplement Jehan sans insister davantage. Mais sais-tu; que pour un homme qui, comme toi, a des principes religieux outrés à tel point qu’il a voulu endosser le froc, sais-tu que tu n’y vas pas de main morte! Passe encore de ravir la bourse, mais la vie par-dessus le marché… Voilà qui m’étonne de toi.
– La faim est mauvaise conseillère, dit humblement Ravaillac.!
– Soit!… En attendant, je ne veux pas qu’il soit dit que par ma faute tu seras resté un jour sans manger… Prends ces quelques écus… C’est tout ce que j’ai sur moi… Et si le malheur veut que tu sois encore réduit à errer par les rues, le ventre creux, viens me trouver… tu sais où je gîte. Que diable! j’aurai toujours quelque menue monnaie à te donner… C’est bon! c’est bon! garde tes remerciements et file!…
Le chevalier de Pardaillan avait écouté sans chercher à intervenir. Quand il vit que Ravaillac s’était perdu dans la nuit, il se tourna vers le jeune homme et:
– Croyez-vous réellement que ce Ravaillac vous a dit la vérité? fit-il.
– Je n’en crois pas un mot, répondit froidement Jehan.
– Diable!… Peut-être eût-il mieux valu s’assurer de sa personne.
– Pourquoi?… Aujourd’hui, je me sens incapable de molester quelqu’un… Au surplus, je sais où retrouver le personnage si besoin est.
– N’en parlons plus, dit Pardaillan d’un air indifférent.
– Monsieur, dit gravement Jehan, vous venez de me sauver… Mais il paraît qu’il était écrit que le jeune homme ne parviendrait pas à exprimer sa gratitude. Une fois encore, Pardaillan l’arrêta au milieu de sa phrase. Seulement, cette fois, ce fut pour dire:
– Ne pensez-vous pas, monsieur, qu’il serait temps, pour vous, de vous éloigner… Plus rien, je crois, ne vous retient dans cette rue.
Et, en disant ces mots de son air le plus détaché, Pardaillan profitait de ce que la lune venait de se dégager de derrière les nuages qui la masquaient pour étudier l’effet produit par ses paroles.
– Mais, monsieur, fit Jehan d’un air légèrement étonné, n’avez-vous pas entendu que j’ai promis au roi de l’attendre ici?
– Si fait bien, mordieu!… C’est même pour cela que je vous engage vivement à tirer au large.
– Fi donc! monsieur… J’aurais l’air de fuir! Moi!… De son air le plus naïf, Pardaillan reprit:
– Quand vous avez fait cette promesse au roi, vous vouliez mourir… vous ne saviez pas ce que vous savez maintenant…
– Assez, monsieur, dit Jehan avec hauteur. J’ai promis, je tiendrai ma promesse quoi qu’il en puisse résulter.
Et d’un ton radouci:
– Croyez bien qu’on ne me tue pas aussi facilement que vous paraissez le croire… Au surplus qu’ai-je promis? De suivre le roi partout où il lui plaira de me conduire… Pas autre chose… Je m’en tiendrai à cette promesse.
Chose singulière, Pardaillan qui avait poussé le jeune homme à manquer à sa parole – probablement parce qu’il se sentait pris de sympathie pour lui – Pardaillan parut satisfait de voir qu’il s’obstinait.
– Mais vous-même, monsieur, reprit Jehan le Brave, croyez-vous que vous ne feriez pas mieux de vous éloigner?
– Pourquoi donc? fit Pardaillan de son air le plus ingénu.
– Mais il me semble qu’après ce que vous venez de lui dire, il serait prudent à vous d’éviter de vous trouver en présence du roi.
Pardaillan eut un imperceptible sourire.
– Bah! fit-il d’un air détaché, le roi et moi, nous sommes de vieilles connaissances. Le roi sait bien qu’il n’a rien à gagner à m’avoir pour ennemi… Aussi, croyez-moi, il réfléchira avant de se fâcher pour de bon. Il y regardera à deux fois avant de prendre à mon égard des mesures violentes qui ne seraient pas de mon goût.
Jehan le Brave jeta un regard perçant sur cet homme qui osait parler ainsi du monarque le plus puissant de la chrétienté. Dans ces yeux railleurs, il ne vit nulle fanfaronnade. Sur cette physionomie étincelante, il vit une intrépide assurance, une superbe sérénité, le calme majestueux d’une force invincible, confiante en elle-même.
– Cependant, continuait Pardaillan de sa voix calme et mordante, j’ai été un peu vif, j’en conviens. Il se pourrait que le roi m’en voulût… C’est pourquoi j’ai résolu de l’attendre et de l’accompagner moi aussi jusqu’au Louvre.
– Pourquoi?
– Pour voir ce qui arrivera, dit froidement Pardaillan.
Tout éberlué, malgré qu’il s’efforçât de n’en rien laisser paraître, Jehan songeait à part lui:
«Voici un singulier compagnon!… Brave?… Oui, tudiable! autant et plus que pas un… Je m’y connais un peu, je pense!… Fort?… Plus que moi, et ce n’est pas peu dire… Et pourtant il doit être d’un âge où les forces commencent à s’affaiblir… Quel âge, au juste?… Peut-être n’a-t-il pas encore cinquante ans, peut-être a-t-il passé la soixantaine. N’étaient ces cheveux et cette moustache grisonnants, par la sveltesse de la taille et le dégagé des allures, on ne lui donnerait pas quarante ans… qui est-ce au juste?… Un prince, pour le moins, si j’en juge par cette haute mine et par le ton sur lequel il parlait au roi… Si je m’en rapporte à ce costume si simple, quelque peu fatigué même, le prince disparaît… à moins que ce ne soit un déguisement, car si le costume est modeste, celui qui le porte a si grand air que je ne sais plus… Ventre-veau! que ne donnerais-je pour avoir ce laisser-aller impertinent, ce calme extravagant!… Mais voilà, moi, je suis un furieux… Au moindre mot, la colère m’étrangle… et alors je passe la parole à la dague ou à la rapière.»
Pendant que le jeune homme faisait ces réflexions, Pardaillan, sans s’occuper de lui, furetait partout comme s’il avait perdu quelque objet précieux.
– Que cherchez-vous ainsi? demanda Jehan.
– Le roi n’avait-il pas un compagnon? fit Pardaillan.
– La Varenne?
– Ah! c’était La Varenne!… Eh bien! c’est lui que je cherche…
– Au fait, dit Jehan, il devrait être là, dans le ruisseau où il est allé rouler.
D’un geste, Pardaillan désigna la chaussée tout autour du perron. La Varenne avait disparu. C’est ce que Jehan le Brave dut reconnaître après avoir vainement exploré tous les coins d’ombre.
– Le drôle a pris la fuite, dit-il avec insouciance. Qu’il aille au diable!
– M’est avis, fit paisiblement Pardaillan, qu’il n’est pas allé bien loin. Le drôle, comme vous dites, a dû s’arrêter près d’ici, au Louvre… Vous allez le voir revenir à la tête d’une troupe chargée de vous arrêter, ou je me trompe fort.
– Vous croyez?
– J’en suis sûr… Voyez plutôt!
Et en disant ces mots, Pardaillan montrait une troupe qui débouchait dans le bas de la rue, c’est-à-dire du côté où était situé le Louvre, et se dirigeait en courant droit à eux.
La Varenne, en effet, était revenu à lui au moment où Henri IV venait d’entrer chez Bertille de Saugis. Du premier coup d’œil, il reconnut la silhouette de l’homme qui l’avait si rudement frappé. Quant à Pardaillan, qu’il n’avait pas remarqué au moment de son algarade, il le prit pour un compagnon de celui qu’il qualifiait intérieurement de truand, de ribaud, de mauvais garçon et autres épithètes aussi flatteuses.
Il y avait du sbire et de l’espion chez cet honnête entremetteur. Il ne pouvait en être autrement, d’ailleurs. La Varenne se garda bien de bouger et se mit à écouter de toutes ses oreilles. Il étouffa un rugissement de joie lorsqu’il comprit que celui qu’il haïssait déjà outrageusement avait résolu d’attendre le roi, là, à cette porte. Pourquoi? Pour le meurtrir évidemment, s’affirma-t-il.
Dès lors, sa résolution fut prise. S’échapper à la douce, courir au Louvre, heureusement très proche, et faire d’une pierre deux coups: se venger du misérable qui l’avait injurié et frappé et en même temps rendre un signalé service au roi. Ce qui n’était pas à dédaigner, si bien assise que fût sa faveur.
Mettant à profit l’obscurité et l’inattention des deux nocturnes causeurs, La Varenne parvint à s’éloigner en rampant sans avoir été remarqué. Lorsqu’il jugea qu’il se trouvait hors de vue, il se redressa d’un bond et courut d’une traite jusqu’au Louvre.
Le capitaine de service auquel il s’adressa était M. de Praslin. Dès les premiers mots du confident du roi, M. de Praslin comprit que le hasard lui fournissait peut-être l’occasion de rendre au souverain un de ces services qui assurent la fortune d’un courtisan. Il réunit à l’instant une douzaine de ses hommes, et guidé par La Varenne, il partit au pas de course. C’était sa troupe que Pardaillan venait de montrer à Jehan le Brave au moment où elle débouchait dans la rue de l’Arbre-Sec. Et il ajouta en l’observant du coin de l’œil: