Besoin de personne.
Elle baisse un peu le son. Demande à voix haute:
– C'est quoi le dernier truc qu'on s'est dit?
Ce qu'elle dit est incompréhensible parce qu'elle n'a pas cessé de sangloter. Elle répète:
– Le dernier truc qu'on s'est dit, putain, c'était quoi?
Carambolage interne, elle se fouille la mémoire et ne parvient pas à se souvenir. Elle monte vers la forêt, elle ne voit rien à cause du soleil et des larmes.
Elle s'arrête plus haut. Elle titube en sortant. Les arbres sont très verts et la lumière jolie.
Elle la sort tant bien que mal de la voiture. Elle a peur que la tête se détache, elle la tient précautionneusement pour qu'elle reste soudée au tronc. Elle ne veut pas prendre ça dans les yeux. Elle la pose à terre. Elle ouvre la couverture. Ce cadavre précieux. Déboutonne le corsage de Manu. Le bas du corps intact et blanc, presque une peau de vivante. Écrabouillée jusqu'au menton. Puis le visage intact. Il ne manque pas grand-chose.
Parce qu'elle en a vu quelques-uns ces derniers temps, le corps mutilé ne la dégoûte pas vraiment. Elle caresse Manu à la tempe, essaie de rester digne pour lui parler un peu:
– Je vais te laisser là. J'espère que c'était aussi bien pour toi que pour moi. J'espère que ça t'a tait du bien pareil. Je vais te laisser là.
Elle ouvre une première bouteille de whisky, en boit autant qu'elle peut d'une seule traite. Elle s'étrangle en avalant parce qu'elle pleure en même temps. Elle vide le reste de la bouteille sur la petite à terre. L'embrasse doucement au milieu du ventre couvert de whisky. Chiale à torrents, frotte son front contre ce ventre. À travers ses larmes, elle voit les ongles rouges brillants et immobiles. Elle vide une autre bouteille sur le corps. Elle le recouvre soigneusement. En verse une troisième.
Maintenant, chaque fois qu'elle y pensera, ça sera d'abord comme ça. En sous-bois, jolie lumière, la gorge arrachée et mouillée de whisky.
Elle repense à Francis. Ça semble tellement loin. Bouclage de boucle. Heureusement que «toujours» elle peut compter ça en heures.
Elle cherche son briquet et fait cramer une carte routière. La tient à bout de bras jusqu'à ce qu'elle ait bien pris feu.
La balance sur le corps. Ça aussi c'était vrai, le whisky brûle bien. Le corps se recouvre d'une flamme courte et uniforme, une couverture qui danse. Le premier truc qui crame, ce sont les cheveux, en grésillant. L'odeur est forte. Puis une nouvelle odeur, celle de la peau. Ça fait penser aux desserts flambés dans les restaurants.
Nadine s'appuie contre l'arbre pour vomir. Elle continue a sangloter, ce qui fait que la gerbe sort par saccades et l'étouffe. Elle ravale du vomi qu'elle recrache aussitôt, elle tombe à genoux dans la gerbe et ne cherche pas à se relever.
Plus tard, elle remonte dans la voiture. L'autoradio à fond.
The monopoly of sorrow.
II y a une tache sombre de sang sur la banquette arrière. Machinalement, Nadine réfléchit que ça ne se remarque pas trop sur la housse sombre.
Elle se regarde dans le rétroviseur. Elle a moins l'air d'un mec avec ses yeux bouffis.
Elle décide d'aller au rendez-vous avec Fatima.
I went in war with reality. The motherfucker, he was waiting for me. And I lost again.
Ça ne fait pas une semaine qu'elles se connaissaient.