Manu, qui s'est exclue de la scène pour aller fouiller dans le bar, intervient inopinément:

– Et de soulager les couilles aux indigènes.

Nadine sourit avec condescendance en la regardant. Comme si elle avait l'habitude de voyager avec une demeurée… Elle sourit ensuite au monsieur, comme pour dire: «Elle est comme ça, mais elle a bon cœur au fond, ne vous en faites pas.» Il répond à ce sourire, avec insistance. Ils s'entendent. Soit il joue vraiment bien son rôle, soit il écoute vraiment ce qu'elle raconte et a l'impression de bien saisir le personnage. Fantasque et délicieusement violent, tellement littéraire justement.

Elle conclut, elle a rarement fait un tel effort pour sembler sereine et rassurante. Comme si elle désirait envoyer des ondes de paix par tous les pores de sa peau:

– Le problème se pose simplement. Vous avez un coffre au fond de la pièce derrière celle-ci. Un coffre caché derrière une toile de Tapies. Dans ce coffre, il y a des pierres précieuses. Car vous avez le bon goût de vous intéresser aux diamants. Un homme de votre qualité ne saurait se satisfaire d'actions en Bourse…

– J'aime la beauté, vous semblez l'avoir compris.

Elle est sidérée. C'est sa première réplique, il l'a lancée en parfait gendeman. Conversation de salon, ils causent. Entre gens qui se comprennent et s'apprécient.

Elle enchaîne donc sur ce même ton du badinage:

– Ces diamants nous intéressent très prosaïquement, pour nous permettre de voyager. Et accessoirement de sauver notre peau. Nous ne savons pas ouvrir les coffres-forts. Nous avons donc besoin que vous le fassiez. Faisons un pacte: vous nous remettez les pierres et nous ne vous ferons aucun mal. Vous avez ma parole d'honneur. Qui vaut ce qu'elle vaut, à vous de juger.

Elle a fait de son mieux. Elle a bluffé autant que possible. Elle a envie de partir. Elle est sûre que ça ne va pas se passer comme elle le souhaite.

Il croise les jambes, réfléchit un court instant. Manu revient au centre de la pièce, une bouteille de Glenn Turner à la main qu'elle tient par le goulot. Elle précise:

– Par contre, connard, si tu l'ouvres pas, ton coffre de merde, moi j'm'en carre que t'aies lu Machin et Machin et je me ferai un plaisir de t'éclater ta gueule de crétin impassible.

Elle se tourne vers Nadine, ajoute:

– Comme ça, personne pourra prétendre qu'on l'a tué pour de l'argent, si c'est ça qui te chiffonne. L'honneur sera sauf, quoi.

Nadine acquiesce, l'architecte lui jette un coup d'œil inquiet. Très léger, il est encore loin de la panique.

Finalement, il lève les bras en l'air en signe d'impuissance et dit:

– Je ne crois pas que vous me laissiez le choix. Si vous voulez bien me suivre.

Manu se colle derrière lui, le canon touche ses omoplates. Nadine ferme la marche, il s'adresse à elle comme s'il n'y avait personne entre eux. Très mondain. Il n'a pas peur. En tout cas, ne le montre pas du tout.

– Je lis très peu les journaux et je n'ai pas la télé. Je pense que vous comprendrez qu'on se refuse à avoir la télé.

Elle ne comprend rien. Et surtout pas où il veut en venir. Il cherche à l'endormir, il a un plan derrière la tête. Il continue sur sa lancée:

– Mais j'avais entendu parler de vous deux, j'avais été très intrigué… Je vous imaginais autrement… À vrai dire, je n'envisageais pas de vous rencontrer.

Ils passent dans la pièce à côté. Nadine le regarde pousser le tableau au mur. Est-ce qu'elle s'est déjà fait mettre par un mec aussi classe? Dans des plans de tapin, elle est déjà allée se faire enculer chez des élégants. Mais aucun d'entre eux n'a jamais eu cette attitude envers elle, cet effort de séduction. Le grand jeu. Ce type-là a envie de lui plaire. À chaque fois que leurs regards se croisent, il fait attention à ce que ça soit torride et fervent, qu'on ne manque pas le sentiment.

Ça ne peut pas être aussi simple. Quelque chose va foirer. Elles sont crispées sur leurs armes, droites et attentives. La même idée en tête, l'une comme l'autre: «Qu'est-ce qu'il a à déconner comme ça, et qu'est-ce que ça cache?»

Le coffre-fort est exactement comme elles l'imaginaient: gris très foncé avec des petites roues à codes. En triangle. Avant de toucher les boutons, il dévisage Nadine, déclare:

– Je n'ai jamais rencontré de femme qui vous ressemble. Vous ne ressemblez sans doute à personne. Ce que vous faites est… terriblement violent. Vous devez avoir beaucoup souffert pour en venir à ces extrémités, à ces ruptures. Je ne sais quel désert vous avez traversé, je ne sais ce qui me pousse à avoir confiance en vous. Comme vous dites, le marché est simple, et je vous fais confiance, aveuglément. Je vous vois si belle, jusqu'au plus profond de vous.

Il a un rire, un petit éclat de rire terriblement raffiné, et secouant la tête:

– Vous êtes un tel personnage. Nous nous sommes à peine croisés, mais il s'agit là d'une rencontre. Je ne peux m'empêcher d'être… terriblement fasciné. Il est d'autres pactes que je passerais volontiers avec vous.

Il tourne les petits boutons, sans se presser, absorbé par ses considérations.

Nadine n'a pas sourcillé. Il minaude. Elle n'en croit pas ses yeux. Est-ce qu'il va finalement lui proposer de lui passer un rapide coup de langue dans la fente, pour la route? Il est capable de ça. Il est taré. Pris par son affaire de flirt avec une femme dangereuse, tout à sa causerie avec une tueuse.

Nadine regarde ses mains. Blanches et fines, les doigts légèrement tordus, on voit les veines à travers la peau. Des mains agiles et alertes. Elle imagine ces mains-là qui se glisseraient en elle. Ce visage-là, tellement parfait et régulier, qui se pencherait sur elle. Il porte une chaîne en or très fine. Cette bouche-là contre sa peau.

Elle aurait honte de son corps contre ce corps-là. Sous les caresses dispensées par un amant de cet acabit, sa peau deviendra grasse et pleine de poils comme des cafards, rugueuse et rouge. Écœurante.

Il demande:

– Au fait, je ne vous demande pas comment vous avez entendu parler de moi?

– Vous vous rendez bien compte, ça serait déplacé.

Manu le pousse dès que la porte du coffre s’entrouvre, braille en y plongeant les mains:

– Putain, mais c'est plein de trucs, j'y crois pas une seule seconde comme il a pas fait chier son monde pour l'ouvrir, son bordel.

Le monsieur est debout face à Nadine, il tend ses deux mains:

– Le moment est venu de m'attacher, je crois.

Il n'a pas peur. Il s'est mis en tête qu'elle allait l'attacher. Ça fait sourire Nadine, en fait ça ne l'étonné pas de sa part. Il apprécierait même sûrement beaucoup qu'elle le ligote solidement.

Il n'imagine pas un seul instant qu'elles puissent lui faire du mal. Il tend ses poignets, trouve la journée excitante.

Est-ce qu'il a eu peur une seule fois depuis qu'elles sont entrées? Est-ce qu'il les a prises au sérieux une seule seconde?

Il insiste, à l'intention de Nadine, qui l'inspire décidément.

– Ce n'est pas le moment, mais je suis désolé, vraiment, de ce que le destin ne nous ait pas fait nous croiser… en d'autres circonstances.

Nadine se tait. Ils sont debout l'un en face de l'autre. Elle a envie d'aller contre lui, qu'ils jouent encore un moment. Qu'il soit courtois, respectueux, beau et galant.

Elle le détaille. Elle a envie de lui.

Il est en face de deux furies qui défraient la chronique à tirer dans le tas et il leur fait la conversation. Il est persuadé d'être épargné. De passer au travers, cette fois encore.

Dans son dos, Manu vient braquer son canon sur sa nuque. Elle dit:

– Toi, on va t'apprendre ce que perdre veut dire.

Il se raidit quand même. Nadine l'attrape par l'oreille, le force à s'agenouiller. Il s'exécute sans résister. Elle le soupçonne décidément d'y trouver un certain plaisir. Elle parle à travers ses dents, fulmine:

– Vu d'ici, t'as déjà moins bonne mine. Fils de pute, le pire c'est que t'as assez d'assurance pour en mettre plein la vue, et j'ai bien failli te laisser la vie sauve. Mais je crois que ça va me faire du bien de t'éclater, je crois que je vais vraiment prendre mon pied.

Il a mis du temps à paniquer. Un sacré temps. Mais ça lui vient maintenant. Ses yeux supplient, il implore de plus en plus bruyamment. Il cherche à se relever, elle le cogne avec la crosse de son flingue, lui fait comprendre que c'est à genoux que ça se passe. Elle s'adresse à Manu, toute la pression qu'elle a contenue jusqu'alors éclate et elle est assez hystérique:

– Il se fout de notre gueule, ce connard se fout de notre gueule.

Elle lui assène un coup de pied dans la face. Se recule pour le contempler. Il beugle à gros sanglots. Manu se penche sur lui, caresse sa nuque, répète tendrement:

– On est juste passées t'apprendre ce que perdre veut dire.

Il supplie qu'elle le laisse en vie, s'accroche à Manu comme un môme et balbutie:

– Ne me tuez pas, je vous en prie, ne me tuez pas.

Elle se redresse et déclare avec mépris:

– Non, je ne tue pas.

Il s'affale par terre en sanglotant, elle s'éloigne de lui, dit à Nadine en passant:

– La grosse, tue-moi ce connard.

De profil, le bras bien tendu. La balle s'enfonce à la base du nez. Le corps se secoue puis s'apaise complètement. Il se répand comme un sac à ordures malencontreusement déchiré qui laisserait échapper des ordures rouges et brillantes.

Manu sort tout ce qu'il y a dans le coffre. Les bras pleins de sacs et de papiers divers, elle commente:

– C'est classe comment tu tires, juste d'une main et très droite. Très Ange de la vengeance, j'aime bien. Tu progresses, grosse, toutes mes félicitations.

Puis elle passe tout ce qu'elle a dans les bras à Nadine, la petite vient d'avoir une idée et elle en jubile à l'avance. Elle baisse son fute, s'accroupit au-dessus de la tête de l'architecte et l'arrose de pisse en bougeant son cul pour qu'il en prenne bien sur tout le visage. Les gouttes dorées se mêlent au sang par terre et lui donnent une jolie couleur. Déplacée. Elle susurre niaisement:

– Tiens, amour, prends ça dans ta face.

Nadine la regarde. Elle trouve ça pertinent. Elle pense qu'il aurait sûrement apprécié l'hommage à sa juste valeur.

26

Elles ferment la porte de la pièce au coffre, fouillent partout, renversent beaucoup de choses, en cassent d'autres. L'endroit perd de sa superbe en quelques minutes. Ça rassure Nadine, qui déclare:

– C'est vraiment que de la frime de façade: trois coups de pied, deux mouvements et c'est réglé.