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MERCREDI 13 DECEMBRE

9 H 00

Je m'étais réveillée tôt, nuit sans rêve apparent. Je me passais la langue dans les crevasses des dents cariées.

J'attendais que Guillaume se réveille.

Il a été réveillé par les voisins, je les entendais du salon.

La fille sanglotait, beuglait littéralement, et quand elle réussissait à articuler quelque chose, elle suppliait:

– Je t'en supplie, ne pars pas, je t'en supplie.

On devait les entendre jusqu'au dernier étage.

Lui ne répondait rien, il claquait des portes de placards, faisait du mouvement. Elle s'énervait, changeait de voix sans perdre en volume:

– Mais qu'est-ce que je peux te dire pour que tu comprennes?

– T'as qu'à rien dire.

– Je veux pas que tu partes.

Beaucoup d'émotion, ça traversait les murs.

Entendu la porte de la chambre de Guillaume s’ouvrir, il est arrivé dans le salon, grand sourire, s'est assis sur la banquette:

– Tu crois qu'elle a été assez conne pour lui dire, ou bien c'est lui qui les a surpris?

– Pas d'idée.

– Il le prend pas bien… Moi, je vais faire du café. Il s'est relevé aussitôt, a ajouté:

– Ce que je suis content de pas être à leur place.

Secoué la tête en se tapant sur le ventre avec le plat de la main, a insisté en s'éloignant:

– C'est des réveils comme ça qui te font comprendre comme c'est bien d'être célibataire.

La fille a vociféré:

– Tu ne peux pas me laisser, tu ne peux pas partir.

Puis gémissement sonore:

– Je t'en supplie.

En laissant traîner la finale, longtemps, gorge serrée par la douleur. Mélodieuse et convaincante.

J'entendais ça, rivée au siège, j'ai porté ma main à ma propre gorge, pliée dedans, concassée.

De la cuisine Guillaume a protesté à travers la cloison:

– Balance-la sous l'eau froide, faut la calmer maintenant.

Ça a jeté un froid à côté, plus un bruit pendant un moment.

Guillaume est revenu les deux bols à la main, enjoué:

– Je suis de son côté à lui, moi, solidarité masculine… T'es dans son camp à elle, toi?

Je me suis gratté la joue, je ne savais pas quoi dire, il est allé monter le volume de la chaîne:

– On va écouter Bob parce que, eux, ils vont finir par nous fatiguer à la longue.

Il est revenu s'asseoir à côté de moi, je me suis penchée pour saisir mon bol. Tu ne peux pas me laisser.

En attendant que son café refroidisse, Guillaume a attrapé sa guitare, fait sonner les harmoniques en regardant le mur.

Je t'en supplie.

Chacun de ses gestes, par cœur, besoin.

Je t'en supplie.

L'idée de me réveiller seule, d'être seule dans cet endroit, coup d'œil circulaire, les choses qu'il allait emmener, qui allaient manquer.

Je t'en supplie.

Bien qu'il ait monté le son, on a entendu la porte à côté claquer, cri simultané.

Guillaume a reposé sa guitare, soupiré:

– On a pas des vies faciles…

Et il s'est mis à énumérer toutes les choses qu'il avait à faire, pour pouvoir partir au plus tôt et ce qu'ils comptaient faire là-bas. J'écoutais en regardant les stores, je posais des questions de temps à autre. Il a fini par redemander:

– T'es sûre que ça te fait pas chier de rester toute seule, toi?

– Je suis pas une gamine, ça va le faire.

13 H 00

J'ai téléphoné au bar où travaillait Mireille pour lui demander si elle finissait bien comme d'habitude, et prévenir que je passerais la chercher.

Mais le patron m'a répondu qu'elle était malade, qu'elle ne travaillait pas.

J'ai appelé chez elle et comme ça sonnait occupé, je suis partie à pied pour la rejoindre.

Chez Mireille, les volets étaient baissés, j'ai frappé à la porte-fenêtre, à présent je me demandais quand même ce qu'elle avait foutu la veille, qui elle devait attendre.

Les volets se sont soulevés, doucement, lorsqu'ils me sont arrivés à hauteur des cuisses, je me suis penchée pour me glisser à l'intérieur, parce que ça prenait un temps fou d'attendre qu'ils soient relevés.

Je me suis redressée de l'autre côté, mais ne me suis pas retrouvée face à Mireille. Mouvement de recul, l'anxiété m'actionnait les muscles bien plus vite que les informations ne se transféraient à mon cerveau.

Mon haut-le-corps a fait sourire l'homme qui se tenait face à moi:

– Pas lieu d'avoir peur, on ne se connaît pas encore assez pour que je sois violent.

Les volets se rabaissaient, il avait d'excellentes notions de nonchalance railleuse lorsqu'il parlait:

– Tu es Louise, je suppose?

– Je passais voir Mireille, mais je peux très bien…

– L'attendre ici, elle revient tout de suite, juste une course en bas. Enchanté, je suis Victor.

Déclic des volets revenus au sol, main tendue. Le premier truc en tête quand je l'ai vu ça a été: «Pas mal», puis: «Je comprends mieux», quand il a dit son nom. Pris sa main dans la mienne, paume chaude, j'ai précisé:

– On m'a beaucoup parlé de vous.

Grimace satisfaite, enjouée:

– En mal, j'espère…

– C'est plus complexe que ça. Mireille rentre bientôt?

Elle arrive, assieds-toi, elle sera contente de te voir. Elle m'a parlé de toi hier, rien de complexe, que du dithyrambique. Je préparais un café, tu en veux?

Calme, la voix coulait comme une mélodie, engourdissante. Je me suis assise en pensant que je ferais mieux de déguerpir:

– Elle est partie où?

Incommodée, lieu clos avec un garçon inconnu. De surcroît, un lieu clos mal éclairé. Captive et contrariée, petite asphyxie, tenace. Ça ne m'était pourtant jamais arrivé, que quiconque se jette sur moi sans signe préalable, mais je restais sur mes gardes, assise tout au bord de la banquette, mains crispées de chaque côté, toute prête à la détente. Et je ne pensais qu'à ça, attentive et tendue. Ce que ça avait d'improbable ne m'apaisait en rien, c'était mon sentiment habituel en pareille occasion. Il m'était tout à fait familier, et tout à fait désagréable. J'attendais Mireille avec une impatience fébrile.

Mais je lui ai été reconnaissante de rester à distance respectueuse pour me tendre ma tasse de café, puis de prendre place dans le fauteuil le plus éloigné de moi, de ne pas trop me regarder et de ne me parler que de Mireille:

– Elle m'a dit qu'elle t'en avait raconté de bien bonnes sur mon compte, j'espère que tu me donneras l'occasion de te donner ma version des faits…

– Je ne m'occupe pas de ça, ça ne me regarde pas.

Et Mireille est arrivée. Si elle n'a pas eu l'air très contente de me voir, elle a au moins été très surprise de me trouver là.

Victor s'est déployé, l'a accueillie comme ça se fait dans les couples fraîchement constitués ou dans ceux chez qui ça va mal, avec une ardeur un peu appuyée. Il a déplié les journaux qu'elle avait rapportés pour lui, très satisfait, nous a laissées en tête à tête:

– Je vais prendre un bain. Louise, tu vas manger avec nous?

J'ai accepté de rester, parce que je ne voyais pas où j'irais et que je n'avais pas envie de rentrer chez moi. Quand j'étais partie, la voisine pleurnichait, seule, cassait des choses, puis larmoyait, geignait.

Mireille avait acheté de quoi manger comme des rois, et du whisky de marque. Elle a sorti de quoi faire un spliff, avant même de ranger ses courses.

Ça prenait dix minutes, et j'étais de nouveau bien chez elle, avec elle.

Il est resté presque une heure dans la salle de bains, Parce qu'il lisait tout ce qu'elle avait rapporté. Elle était radieuse, je pouvais bien en penser ce que je voulais, ça mettait un coup de brillance aux filles, quand les garçons s'occupaient d'elles.

Elle a eu le temps de me prévenir, à voix basse, très sérieuse:

– Il ne faut le dire à personne.

Et de me faire jurer, à maintes reprises, de tenir ma langue. Avant de conclure:

– De toute façon, je te fais confiance, je t'avais décrite à Victor et je lui avais dit de t'ouvrir si tu passais en mon absence. Parce que je sais que je peux compter sur toi.