19 H 00
La cabine n°1 avait quelque chose du confessionnal, version luciférienne. Granules épais rouge sombre le long des murs, comme repeints d'un vomi de viande saignante. C'était une pièce étroite et haute de plafond, séparée en son milieu par un gros grillage noir. Le client était assis en contrebas. Manque d'éclairage ajouté à la séparation, il ne voyait pas bien ce que fabriquait la fille, et il était mal installé. Tout était prévu pour que l'idée de rallonger quelques talbins supplémentaires lui paraisse opportune.
C'était mon parloir favori, on n'y tenait que jambes relevées de chaque côté, pieds appuyés contre le grillage.
Gino me voyait rentrer là-dedans avec le client, il nie surveillait sur l'écran vidéo. Il voyait bien que je m'y mettais tout de suite, que je ne cherchais pas à persuader le client de prendre une autre cabine. Et que parfois je prenais mon temps pour faire les choses correctement, un peu trop consciencieusement.
Mais de ça il ne parlait pas quand je ressortais. Il se contentait de maugréer: «Cette pétasse attardée s’imagine probablement qu'elle officie dans le service public», et parvenu au comble de l'exaspération il venait me voir, furibard et outré: «C'est pas à moi de baratiner les mecs, c'est ton putain de boulot de les faire payer; celui que tu viens de prendre, c'était du tout cuit, tu pouvais lui faire faire le parcours douze fois si ça t'amusait, il suffisait de demander, mais ça t'arracherait la gueule, hein? Mais qu'est-ce que t'as dans le sac? Tu me fais perdre de l'argent, tu peux comprendre ça?» Il s'emportait tout rouge, veine palpitante le long de la tempe. Je le laissais cracher tout ce qu'il pouvait, ça me procurait une étrange satisfaction de le sentir comme ça. Plus tard, je l'entendais au téléphone vociférer des choses contre moi à l'attention de la Reine-Mère, et chaque fois elle lui faisait comprendre que j'étais son cas à part, qu'il fallait me laisser tranquille, que je ne faisais pas perdre d'argent à la boîte, puisque les clients revenaient, qu'il ne pouvait pas comprendre, qu'il me laisse tranquille, est-ce qu'il n'était pas content des autres filles?
Mais ce que Gino supportait le plus mal, ça n'était pas le manque à gagner. Ce dont il n'osait même pas parler, parce que ça lui faisait honte tellement il trouvait ça dégradant, c'était que j'aimais ça, et que ça crevait les yeux. Me renverser contre le mur, me faire voir et regarder faire le type à travers mes paupières mi-closes, l'écouter me parler sale, et le sentir si près que je pouvais l'entendre respirer et son envie à lui se mêler à la mienne et me faire quelque chose, démarrer le truc en grand, palpitations d'abord diffuses encore lointaines qui se précisaient, me venaient sous les doigts, gonflaient et me martelaient, me foutaient toute en l'air.
Et Gino voyait tout et il voulait que je parte de là. Parce que ce travail ne lui semblait supportable qu'à la seule et unique condition qu'on ait toutes horreur de ça. Les clients, qu'on les méprise hargneusement, et qu'on n'en veuille qu'à leur argent.
Lola non plus n'avait pas cette hostilité, inimitié vivace contre tout ce qui se présentait derrière les barreaux, a priori. Mais elle avait sa dope à financer et ne traînait pas en cabine n° 1.
J'étais la seule à le faire, systématiquement. Je n'allais ailleurs que si le client lui-même connaissait bien l'endroit et demandait dès le départ sa cabine préférée. Sans Big Mother qui veillait spécialement sur mon cas, je n'aurais jamais pu me le permettre. Je me serais de toute façon fait laminer par les filles si je n'avais pas eu la suprême caution.
Je parlais peu avec ceux qui rendaient triste ou écœuraient. Je fermais les yeux presque tout de suite et je me mettais au boulot, mes mains faisaient ce qu'il fallait pour qu'ils n'aient pas à se plaindre, pour qu'ils aient à regarder en se tripotant. J'officiais patiemment, jusqu'à les entendre tirer le Kleenex ou remettre leur pantalon. Gino avait raison: ça m'aurait écorché la gueule de leur adresser un traître mot. Qu'ils n'aient même pas à se plaindre, qu'on en finisse au plus vite. Avec ceux qui me cliquaient comme il faut, je me tenais déjà moins tranquille.
Il fallait se faufiler pour entrer, puis quelques secondes pour s'habituer à la semi-obscurité. Je ne l'ai même pas reconnu tout de suite.
Quand j'ai repéré que c'était Saïd, j'ai ramené mes jambes à terre, serrées l'une contre l'autre, me suis penchée vers lui, désappointée. J'ai demandé:
– Tu veux quelque chose?
Ce qui l'a fait éclater de rire, puis me regarder fixement, lueur amusée au fond des yeux, rien d'inquiétant:
– Je veux voir ce qui se passe là-dedans.
– Si ça t'ennuie pas, je vais appeler une autre fille, je fais pas ça avec des gens que je connais.
Mais il a fait remarquer:
– Moi, je m'en fous de regarder une fille que je connais pas le faire. Tu fais ça pour n'importe qui et moi tu me jettes comme un clochard? Je te demande pas une faveur, juste de faire comme d'habitude.
Je me suis rassise correctement, cuisses amplement écartées, vulve en avant, mains sur les hanches, poitrine bien dégagée.
Il regardait autour de lui, apparemment pas pour se donner une contenance, mais pour bien profiter de chaque détail. Il expliquait:
– Alors c'est ça le temple du vice… J'imaginais ça plus luxe. C'est putain de cher ici, et les lascars y protestent pas?
Je l'ai interrompu, mal à l'aise, effort pour le dissimuler, un peu sèche:
– Si on doit tout faire comme d'habitude, on va pas rester hors sujet trop longtemps. T'as qu'à la sortir et te branler, ça me mettra dans l'ambiance.
Il a baissé sa braguette, sourire et regard fixe, comme si je l'avais mis au défi.
Il avait ce genre de queue robuste, grande et droite. J'avais beaucoup de respect pour les types qui en sortaient une comme ça. Ça me faisait l'effet d'une image du bien, une représentation de l'honnêteté. Ça m'a changé le comportement, spontanément. Davantage de douceur, de bienveillance. Je me suis mise à aller doucement, à me mettre en train en me caressant.
Il n'avait pas les yeux exorbités, il n'avait l'air ni idiot ni dément, il ne s'est pas mis à radoter des trucs stupides, il est resté tel quel, quand ça a commencé. Il était attentif, presque attristé.
S'est approché de moi, ses mains étaient énormes et ses doigts s'enlaçaient au grillage, il était bien assez puissant pour menacer de l'arracher si l'envie l'en prenait.
Et je me suis mise tout près, à quelques centimètres, sans le lâcher des yeux, et les siens me regardaient partout; sa main allait et venait, tout doucement au départ, le long de sa queue, il me regardait faire, vigilant et tendu, et ses doigts se crispaient, agrippés aux maillons, l'autre main astiquait, de plus en plus vite.
Bassin tendu en avant, pratiquement debout en face de lui, plaqué ma main sur la sienne, haletante et désordonnée, ça m'a fait feu dedans quand j'ai vu tout sortir, lui recouvrir un peu la main.
Je me suis rassise, étourdie, bien contente et très contentée. Il souriait largement, aucune trace de rancœur ni de gêne dans ses yeux, il a dit:
– T'es vraiment en commerce direct avec le diable, toi. Je sais pas si tu fais semblant, mais tu fais ça putain de bien…
– J'ai pas à me forcer.
J'ai ajouté:
– Pas courant, comment c'était, en attendant qu'il se rhabille.
Et je ne mentais pas, ça avait été putain de violent, ça avait été putain de bien. J'ai quand même pensé à prévenir avant qu'il sorte:
– Si on se croise ce soir ou demain, ailleurs qu'ici… ça change rien…
Ça avait l'air de couler de source, il a souri, il avait des yeux comme sur les photos de guerre, quand les gens sont vraiment usés, creusés par la peur et la douleur:
– Bien sûr que ça change rien… C'est ton travail, tu fais comme ça avec tout le monde… T'inquiète pas, c'est pas mon truc, je voulais juste voir…
J'ai attendu qu'il soit bien sorti pour rejoindre le cagibi. C'était mon travail, je le faisais avec n'importe qui. Paradoxalement, ça faisait toujours quelque chose de se l'entendre rappeler. Mais je ne voulais pas l'admettre, pas les moyens. J'ai rejoint le cagibi en pensant à Roberta.
Les deux filles étaient là, m'ont jeté un drôle de regard parce qu'elles m'avaient entendue crier. J'ai expliqué aimablement:
– Ce boulot, c'est comme tout: quitte à le faire, autant le faire bien.
En fourrageant dans mon casier, à la recherche de la boulette. Je me suis assise face à la table de maquillage et j'ai commencé à brûler le biz sur un magazine ouvert.
Bien comme ça, ça n'arrivait pas souvent. Et je savais que ce genre d'épisode me suivait pendant plusieurs jours, images marquantes sélectionnées d'elles-mêmes, remontaient n'importe quand et m'allumaient au ventre.
Même à ce stade de l'excitation, je n'envisageais pas un instant d'aller plus loin. Je savais comment c'était, quand on me collait la fièvre et l'envie de le faire, quand j'empoignais quelqu'un, coller mes mains partout et laisser faire pareil. La limite bien tangible, quand me venait la ferme intention de l'exploser.
Jusqu'au moment donné, le moment d'être tout près, dès que je sentais une paume sur moi, dessous l'habit, et ça commençait à cogner, je me recroquevillais, souffle court, plus très bien. Panique montante, alarmes assourdissantes, je suffoquais, une peur terrible. Alors les doigts posés sur moi se faisaient menaçants, ou bien la bouche se collait à la mienne et faisait monter du vomi. Je ne contrôlais plus rien, basculée, fureur blanche, et je me mettais à cogner. Je pouvais être raide défoncée et ruisseler comme une chienne juste la seconde avant. Il y avait toujours le moment déclic où je me mettais à cogner. Je bénéficiais de l'effet de surprise, puisqu'on quelques secondes j'étais passée du consentement avide à la colère la plus rageuse. Les premiers coups assenés avec le maximum de force me suffisaient pour me détacher, et les types étaient tellement abasourdis, souffle coupé, plies en deux, parce que je tapais dans l'estomac, dans les couilles et dans les tibias successivement, du plus fort que je pouvais, parce qu'il fallait absolument arrêter ça. Il ne fallait pas le faire.
Ces quelques tentatives s'étaient révélées très embarrassantes, parce que ce n'était pas évident de se trouver une explication adéquate.
Je le tenais donc pour acquis: même pas la peine d'essayer.