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Mireille savait bien dire les histoires. La voix y était pour beaucoup, l'intonation mélodieuse. J'ai sifflé admirativement:

– Quel cataclysmeur, ce Victor! J'aimerais quand même bien voir à quoi il ressemble…

Elle s'est rembrunie, a haussé les épaules:

– Fais pas trop la maligne avec Victor.

Pour la seconde fois en moins de vingt-quatre heures, j'ai compris qu'on ne plaisantait pas avec ça. Je me suis renseignée:

– Est-ce que Stef t'avait dit quelque chose sur les gens qui en voulaient à Victor?

– La Reine-Mère. Il s'était mis avec elle en arrivant à Lyon et il a dû déconner… Finalement, elle voulait sa peau. Ça m'étonne pas de lui. Il lésine pas Victor, il embrouille dur, tu sais…

– D'où tu tiens ça?

– C'est Stef qui a appris ça, elle et Lola s'étaient fait un copain qui en savait long sur vos petites affaires, un rebeu, je crois…

– Et maintenant, Victor, il est où?

Elle a levé les bras en signe d'impuissance:

– Pas le moindre avis sur la question.

– Et pourquoi tu me racontes tout ça?

– Parce que j'adore foutre la merde.

Grand sourire angélique, la dent en moins, les yeux qui couvaient quelque chose, ce côté malsain amusé qui lui convenait si bien…

16 H 40

Une fois seule, me hâtant sous la pluie, l'écœurement m'est monté, cette envie d'être ailleurs, d'échapper à l'histoire.

Il faisait déjà sombre. Petites lumières écloses tremblotantes sur le parcours, c'était la nuit des illuminations et les gens collaient des bougies à leur fenêtre.

Je suis arrivée à L'Endo essoufflée, trempée et mal en peau.

Gino avait sa tête de circonstance, ce type était fait pour les grands deuils, les catastrophes. J'ai dit bonjour, je ne savais trop comment me comporter ni quoi dire. Je me rendais compte que j'étais raide, que ça devait se voir, que ça allait l'agacer, et je ne me sentais pas arrogante, pas d'humeur à m'en foutre.

Roberta était déjà arrivée. Elle beuglait dans le cagibi.

Envie de repartir.

L'entrée était tapissée dans les rouges, jamais bien éclairée. Ce jour-là, je l'ai trouvée salement glauque et sombre, et bien sûr c'était l'endroit rêvé pour réaliser qu'on n'y verrait plus les deux Parisiennes.

Gino m'a fusillée du regard:

– Tu crois que le jour est bien choisi pour arriver une demi-heure en retard avec une tête pareille? Tu crois vraiment que le moment est bien choisi pour ça?

Il y avait du café de prêt sur l'étagère derrière le comptoir, je m'en suis servi un, attendu qu'il se calme un peu, en feuilletant le classeur posé sur le comptoir. Rempli de photos des filles permanentes à L'Endo. Roberta vautrée sur un canapé, poses lascives à la con. Moi sur des talons hauts, face à face avec un gode énorme, bouche grande ouverte. Et puis Stef et Lola, vautrées face à l'objectif, dégoulinantes de dentelles, empaquetées dans du vinyle. J'ai arraché les deux pages et les ai mises de côté, j'ai demandé:

– Qui est-ce qui travaille alors aujourd'hui?

Des fois que je connaisse les filles et qu'elles soient sympathiques. Gino a soufflé:

– Ce matin, deux petites du salon Gambetta sont venues dépanner, mais elles ne veulent pas rester, ça leur fout les jetons, et puis elles sont pas faites pour ici, elles dansent pas bien, savent pas s'y prendre… La Reine-Mère m'a promis d'en envoyer deux autres. Pour le moment, y a que Roberta et toi. Et Roberta, je sais pas si elle est bien en état…

Elle n'avait pas arrêté de brailler depuis que j'étais arrivée. J'ai pris l'air étonné:

– M'a pourtant l'air d'avoir une solide envie de torcher du gland aujourd'hui, la Roberta. J'entends ça d'ici.

– Va la voir, il faut qu'elle rentre chez elle, va lui dire.

Roberta était assise, effondrée sur la table à maquillage, la tête enfouie dans ses bras, elle pleurait sans discontinuer depuis que j'étais arrivée. Faute d'être en état de danser, elle était en tenue. String, fesses rondes et appétissantes; ventre nu secoué par les larmes; soutien-gorge doré.

Cheveux rouges détachés ondulant au rythme des sanglots. J'y ai enfoncé ma main pour attraper sa nuque, lui faire sentir ma paume, la retenir. Pas que j'en avais envie, ni que je me sentais proche d'elle, mais le boulot, c'est le boulot, et une fois que j'étais là… Je disais des trucs tout bas:

– Roberta, arrête-toi, reprends-toi, ça sert à rien, tu vois…

Des trucs qui riment pour que ça chante bien, des fois que ça lui apaise quelque chose.

Et je l'ai tirée vers moi, un peu forcée à venir dans mes bras, où elle s'est finalement écroulée. J'ai refermé mes bras autour d'elle, je respirais tout doucement, bien profond, pour lui filer du calme.

Ça lui allait bien la garce, la gueule toute boursouflée de larmes. Roberta essayait de parler et de pleurer en même temps, alternait les deux:

– Tu te rends compte? Tu te souviens, hier elles étaient là et leurs armoires sont encore pleines et…

Véhémente et égarée, de la morve qui lui dégoulinait jusque dans la bouche:

– On passe notre vie à transpirer pour que des connards se branlent… Des enculés qu'on voit même pas. Et ça leur suffit pas, de nous réduire à ça, il faut qu'en plus ils viennent chez toi pour te regarder dessous la peau comment ça fait tes os… Il faut qu'ils nous aient jusqu'au bout… C'est pas assez humiliant comme ça, il faut qu'on ait peur en plus, il faut qu'on en crève… Mais tu te rends compte?

J'ai essayé une sorte de raisonnement:

– Ça n'a peut-être aucun rapport, Roberta, c'est peut-être pas un client…

– Aucun rapport? Tu sais ce qu'on est? Des tapins, des putains, du trou à paillettes, de la viande à foutre… Et tu vois comment on va finir par crever? Tu les sens pas rôder? On les a toute la journée, derrière ces foutues vitres, qui rôdent, avec leurs sales yeux, à nous mater comme des porcs… Et maintenant tu les sens pas rôder, chez toi le soir, derrière ta porte, tout prêts à venir pour t'achever? Y a pas de lien? T'as vécu comme une chienne, tu vas mourir comme une chienne, on va t'ôter la peau au couteau, pour qu'ils reluquent ce qu'il y a en dessous, et tu vois pas le lien? Mais ils vont te le faire voir, crois-moi, tu sens pas qu'on va toutes y passer, tu sens pas que c'est la suite?

Les yeux brillants d'exaltation, fièvre malsaine. D'abord doucement, elle s'est mise à trépigner, à trembler. En répétant:

– Mais tu ne sens pas, tu ne les sens pas rôder?

En tournant la tête de tous côtés, comme si elle les voyait, comme si elle les sentait, et elle s'est plaquée contre le dossier de sa chaise, droite, rigide, comme s'ils étaient là. Et son menton tremblait. Je me suis dit qu'elle n'en rajoutait certainement pas, on ne claque pas des dents comme ça quand on a pas la vraie grosse frousse. Je pouvais entendre ses dents s'entrechoquer de plus en plus fort.

J'ai fait un geste vers elle, pour qu'elle revienne dans mes bras, qu'elle se taise et se laisse calmer; elle m'a repoussée violemment, tombée à genoux repliée sur elle-même et s'est mise à hurler en se frottant contre le sol, comme si elle cherchait à échapper à quelque chose qui la frôlerait de drôlement près.

Je me suis jetée sur elle et l'ai plaquée par terre, couchée sur elle, mes mains empêchant les siennes de se débattre et de me repousser. À quelques centimètres d'elle, je disais:

– Arrête ça tout de suite, Roberta, maintenant, arrête ça, regarde-moi, arrête ça.

Et je l'ai traînée sous la douche, et je l'ai déshabillée, je me suis déshabillée aussi et l'eau froide, le savon, je la frictionnais en répétant des trucs, juste des trucs pour calmer, jusqu'à la sentir se détendre.

Mais t'es dégueulasse à toucher comme un poisson crevé, elle me dégoûte ta viande.

Elle était comme absente juste après.

– Rhabille-toi, Roberta, il faut que tu rentres chez toi.

Elle a fait oui de la tête. Bon débarras.

Les deux filles qui venaient en remplacement sont arrivées. Pas chiantes, taciturnes et discrètes.

Les clients sont revenus, on aurait dit qu'ils avaient senti qu'il fallait éviter l'endroit une petite heure, et que ça pouvait repartir.

Le haut-parleur rythmait le mouvement, à chaque client une fille montait, une autre entrait en cabine.

Puis j'étais sur la piste, je faisais des cercles avec mon bassin, je m'appliquais à les faire bien réguliers dans les deux sens. Ça m'avait toujours gravement excitée, danser en me touchant, me montrer et penser que juste derrière quelqu'un que je ne voyais pas sortait sa queue en me regardant. Mais c'était en cabine que ça me faisait vraiment drôle au ventre, face à face et parler, tellement près qu'on pouvait se toucher, niais on ne se touchait pas, jamais. Gino surveillait, il y avait des caméras dans chaque cabine, et dès qu'on entraînait un client dans les deux dernières, celles où il n'y avait plus de vitre, il gardait l'œil ouvert, prêt à intervenir au micro si une main se tendait. Prêt à jaillir en cabine si le lascar n'avait pas l'air assez intimidé.

Les clients étaient généralement dociles, le règlement faisait partie des choses qu'ils appréciaient.

Depuis un morceau, il n'y avait plus qu'un miroir avec quelqu'un derrière, mais le type rentrait des francs chaque fois qu'il se rabaissait. Je restais en piste, j'étais venue face à lui, puisque de toute façon je ne dansais que pour lui.

J'avais des gestes accumulés, des automatismes acquis de déhanchements et de jeux de langue.

Puis le rideau s'est abaissé, le monsieur avait eu sa dose, craché son truc, s'était essuyé – boîte de Kleenex dans chaque cabine – et s'en retournait probablement chez lui monter sa femme tranquillement.

J'ai fait un tour de piste pour vérifier qu'il n'y en avait pas eu d'autres ouverts. Et justement un autre s'est ouvert. Je pouvais recommencer les mêmes simagrées, pas trop me creuser la tête, celui-ci ne les avait pas encore vues.

Gino a annoncé une nouvelle fille, ce qui signifiait que moi je devais descendre parce que j'avais quelqu'un en cabine.

Je suis descendue, je suis passée par le cagibi pour boire un verre d'eau, me regarder dans la glace et respirer un peu.

J'étais contente d'être restée parce que ça m'occupait l'esprit et le temps passait bien mieux.

Le haut-parleur a crachoté:

– Louise, tu es en cabine n°1, le client t'attend.

La cabine la moins chère. Sur celle-là on ne touchait presque rien. La porte juste en face du cagibi.