Pour éloigner les pensées de mort, je devins curieux, et comment faites-vous, fais-tu, pour te procurer ces pièces inestimables? Il fait le coquet, c'est mon secret hi-hi-hi, j'ai mes informateurs un peu partout, quand il y a un papier significatif qui se perd ils m'avertissent aussitôt et je me mets en chasse, on dirait pas mais c'est beaucoup de travail, il faut courir les ventes aux enchères, établir des contacts avec les collectionneurs et les marchands du monde entier, il faut aussi en avoir les moyens, heureusement j'ai fait un délicieux petit héritage, tsoin tsoin. Vous en avez de la chance vieux débris, je pensais si fort que ma jalousie de quat' sous a dû transparaître sur ma figure, accompagnée la jalousie d'un zeste de ma honte, et toi tu fais quoi dans la vie qu'il me demande, et je vois qu'il me scrute de ses yeux de serpent.
Ce que je fais dans la vie? bonne question, je suis paléontologue à l'Institut, c'est pas vrai? son visage s'illumine, l'Institut il connaît, c'est là qu'il allait quand il était petit, à la grande galerie de l'évolution, là où un singe empaillé se transforme en homme en plastique, et alors ça se passe bien à l'Institut? t'es en vacances en ce moment, ou je me trompe? t'es vissé à ta vitre comme sœur Anne, on se demande ce que tu fabriques. J'ai une furieuse envie de le casser, j'imagine comment on s'approche de la fenêtre et je le cogne, ça donne du spectacle à mon immeuble, seulement j'en ai pas le cran, je suis lâche à mes heures, le fantasme c'est tout ce dont je suis capable. Oui, je suis en congé longue durée, que je mens, c'est une sorte d'année sabbatique, c'est pour mieux m'occuper de mes papiers, ou écrire une thèse, ça dépend. C'est bien de prendre le temps de trier ses papiers, qu'il m'encourage, je comprends mieux pourquoi c'est toujours le débarras chez toi, on dirait les écuries d'Augias, et comment fais-tu pour ne rien perdre dans un bordel pareil? À la façon dont il me regarde je me dis qu'il soupçonne quelque chose, alors j'essaye de noyer le poisson, je reviens à sa collection, de nouveau je m'émerveille, ce sont de grandes clameurs qui sortent de ma gorge, mais il continue à tourner autour du pot, je vois bien maintenant qu'il avait une idée derrière la tête quand il m'a fait coucou par la fenêtre, ce n'est pas pour rien qu'il s'est dérangé le collectionneur, mes iguanodons ne l'intéressent pas, il a du flair cet homme-là.
Soyons francs, qu'il me dit, je vois bien qu'il se passe du pas net dans ta vie, avec les jumelles je t'observe alors rien ne m'échappe, tu as maigri, ta femme n'est plus et tu ne vas pas au travail, moi je trouve ça louche tu comprends, on est en droit de se poser des questions tu crois pas, alors écoute-moi bien, peu importe tes ennuis, je ne suis pas là pour te juger, mais mon petit doigt me dit que tu t'es mal occupé de tes papiers importants, tu aurais sans doute égaré quelque pièce d'identité, hein? ou disons un relevé bancaire, je brûle? Non, je sens que tu veux rester cachottier, libre à toi, alors voilà ce que je te propose: je peux te dépanner pour quelque temps, je suis acheteur de papiers personnels qui ne t'intéressent pas, je te donnerai un bon prix, ça te permettra de passer ce cap difficile, on est pas des bêtes tout de même.
Je reste figé comme écrasé par un train, voilà où il voulait en venir le rapace, c'était de sa collection qu'il se souciait, comme le monde est égoïste frérots! on essaye de vous bouffer même quand vous êtes cadavre, il y a des amateurs pour vos tripes pourries, c'est pas une minute qu'on vous laisse en paix. Comme je restai submergé par un dégoût quasi physique, il a dû sentir qu'il avait été trop loin dans l'arrogance, il sortit une bouteille de champagne, bang! le bouchon qui explose, ça gicle autour de lui, on fête notre amitié préfabriquée! tchin! je bois à ta santé voisin, je te souhaite une bonne année, et si t'as des vieux papiers dont tu peux te séparer, n'hésite pas hein, je serai heureux de te faire une proposition. Mais on ne m'achète pas avec une bouteille de Champagne, j'en ai bu dans ma vie du Champagne, rien qu'à ma promotion je ne sais pas si vous vous en souvenez. Non! me rétractai-je, je vois pas, en ce moment je n'ai pas grand-chose, ça ne fait rien voisin, un jour viendra je suis sûr où l'on fera affaire, je ne suis pas pressé, qui veut aller loin ménage sa monture. On papote encore quelque temps sur terrain neutre, je m'apprête à rentrer chez moi quand on fait dring à la porte, je ne sais pas si c'est l'odeur du Champagne ou quoi, mais voici trois créatures qui débarquent chez le collectionneur, salut euh, on dérange pas? Ah c'est les filles, entrez les filles, on vous attendait les filles, pas vrai voisin? Appeler ça des filles, il fallait oser, elles nous sourient de leurs lèvres plissées, elles sont ravies qu'on les rajeunisse, je sens qu'on me dévore mon centre de gravité, je suis de la chair fraîche comparé au collectionneur, remarquez je dis pas non, surtout que les doyennes en question sont du genre expertes avec une expression vicieuse sur leur figure restaurée qui ferait peur aux mères, un mélange de boulevard et d'extrême-onction. Ni une ni deux on les embrasse le collectionneur et moi, on se jette dans leurs corps flétris tout en résilles, là-bas c'est chaud et parfumé, j'en profite au maximum de cette opportunité, j'en avais pas beaucoup des orgasmes à cette époque, on les bascule sur la moquette, le sweat-shirt du collectionneur est enlevé, alors il n'y a plus de collectionneur parmi nous, il n'y a qu'un taudis avec du poil délavé à la poitrine comme du lierre et une calvitie qui compense, il n'est qu'un ordinaire avec un entrejambe qui démange, alors il se laisse aller, le voilà qui s'écrase sur une grand-mère en lui malaxant la minijupe, je le suis dans son naufrage avec les deux autres, j'en ai une à mes pieds, l'autre à mon cou, je plonge vers la moquette, une bouée de sauvetage m'entoure le menton, c'est une prise de catch qu'on me fait, j'ai le dos qui touche le sol, on fourre mon nez dans le sanctuaire, à toi de bosser me suggère-t-on, alors je me débarrasse des derniers élans de torpeur, loin de moi je les jette, à fond je me donne, je m'active du bec et ça me distrait pour de bon.
La partouze avançait, on gigotait sur la moquette, l'autre à poil hoquetait avec des bruits ridicules, il a chopé mon regard alors il se donna un air noble, tu regrettes pas d'être venu j'espère? souffla-t-il en rampant vers moi, tu sais ça fait plusieurs semaines que je t'observe, je crois qu'on va bien s'entendre toi et moi, même si tu me caches des choses, oh je vois limpide, c'est pas la peine de nier, j'ai le coup d'œil. Je lui répondais rien, j'avais le visage occupé, je buvais aux sources qui s'étendaient devant moi, du plaisir j'en voulais comme rarement j'en ai voulu dans ma vie, un paradis en carton-pâte qui devait masquer mon désespoir comme on prend les montagnes russes, débranchez-moi! je criais dans ma tête, le quotidien j'en veux plus! c'était un comportement infantile, l'instant présent valait plus que ma vie bout à bout, cet instant où j'aurais voulu féconder tous les vétérans de la planète, un instant dont la brièveté me surprit.
Quand ce fut fini, les créatures sautillèrent jusqu'à la salle de bains, leurs fous rires résonnaient sur les carreaux et faisaient mal aux oreilles, on entendait les roucoulements de l'eau, nous on restait par terre à fixer le plafond, et de là où j'étais les étagères me paraissaient gigantesques, leurs merveilles me narguaient, moi qui avais tout perdu j'étais allongé à leurs pieds, j'étais un moins que rien, tandis que le collectionneur remettait son sweat-shirt froissé j'avais l'impression d'un festin pendant la peste, avec moi dans le rôle du porcin aux fruits exotiques. Je me remis sur pied en jurant, quelque chose ne va pas? s'inquiéta le collectionneur, oui, c'est ma vie qui va pas, elle est pourrie ma vie et elle pue, je voudrais bien la jeter ma vie, qu'on l'emporte à la décharge, et bon débarras, tandis que je commencerais une vie toute nouvelle, une vie sous garantie, celle-là ce n'était qu'un coup d'essai, la prochaine fois je serai meilleur, donnez-moi encore une chance, j'ai en moi une marge de progrès vous savez? Ah bon ah bon, fait-il l'air gourmand, je le savais que t'avais un problème, allons explique-toi, tu peux te confier à moi comme à ton médecin, holà! je l'interromps, on dirait que j'en ai trop dit, merci pour tout, je dois filer maintenant, mon Dieu j'ai oublié un rendez-vous urgent, merci, vous avez euh, tu as une collection superbe, mes félicitations au club du troisième âge, merci encore, à la prochaine, et hop je suis sur le palier, je finis de m'habiller en descendant dans l'ascenseur, le temps d'un flash j'ai traversé la rue, je suis dans ma tanière, je tire les rideaux, ha! tes jumelles tu peux te les encastrer dans ta cervelle de charognard, je ne suis pas encore suffisamment mort pour que tu me bouffes! Je respire.
Pour le rendez-vous je n'ai menti qu'à moitié, Marko devait passer, il m'avait appelé la veille pour m'annoncer qu'il avait des idées, vous vous souvenez de sa promesse de réfléchir à mon problème? alors j'ai dit viens tu me raconteras, les idées c'est exactement ce qui me manque en ce moment, et effectivement j'ai pas le temps de me boire une bière qu'il sonne à la porte, entre donc, je lui fais, ça me fait plaisir de te voir, tu sais pas ce qui vient de m'arriver? Je lui raconte, il est perplexe, à son avis le collectionneur est une sorte de spéculateur, tu devrais t'en méfier qu'il me conseille, je dis t'en fais pas pour moi, je ne suis pas né de la dernière pluie. D'accord mais tu traverses une passe difficile, certains escrocs ne demanderaient qu'à t'exploiter, le malheur d'autrui ça les attire. O.K., me voilà prévenu.
On change de sujet, il demande comment ça va avec les papiers du divorce, je lui dis que je fais ce que je peux, il y en a beaucoup à trier tous les jours, même si le juge a été gentleman avec nous, des lettres recommandées j'en ai une bonne poignée par semaine. Marko contrôle mon rangement, je lui montre ma boîte spéciale “D”, “D” comme “divorce”, il inspecte si j'ai bien trié les feuilles par date, il s'inquiète pour rien le Marko, je ne suis pas à ce point invalide pour oublier une méthode de classement aussi élémentaire, il a l'air content de son inspection, il me caresse l'épaule et je sens qu'il est de bonne humeur, c'est à cause de moi, il croit que je suis en meilleur état d'esprit, ça lui fait une étoile d'optimisme, de quoi inspirer sa tirade. Alors voilà mon idée, dit-il, tu devrais aller chez tes parents, je parie que t'habitais chez eux quand t'as passé ton Baccalauréat, il se peut que tu l'aies oublié là-bas. C'est tout comme idée ô Marko? je lui demande un peu désabusé. Oui, il me fait, je sais c'est pas grand-chose mais il ne faut négliger aucune piste, réfléchissons ensemble si tu veux bien.