Je vais mettre de la musique dans le salon (un disque de Malher parce que c'est ce que j'écoutais à vingt ans quand je rêvassais à la célèbre femme idéale, à la compagne «naturelle» qui, j'en étais convaincu, partagerait bientôt ma vie (espoir rangé depuis belle lurette dans un tiroir de ma cuisine sale de célibataire)) et je m'installe sur le canapé, car le corps nu qui repose dans ma chambre me semble, même endormi (peut-être justement parce qu'il est endormi), une présence trop intense, une source de vie trop dense et irradiante pour que je puisse passer plus de quelques minutes à côté sans me mettre à vibrer comme un atome dans un champ magnétique. Je termine lentement mon café, en regardant tantôt la fenêtre encore éclairée de ma voisine d'en face (une jeune femme brune, corpulente, qui passe ses nuits à taper sur son Minitel en fumant clope sur clope), tantôt la photo de Greta Garbo que j'ai punaisée sur le mur entre deux fenêtres (elle a dix-huit ans, elle est en maillot de bain, flanquée de deux grands gaillards, et ne fixe pas l'objectif mais juste à côté, comme si elle s'intéressait à quelque chose au-delà, comme si elle considérait le monde en face d'elle, la vie qui l'attend, avec un demi-sourire et un regard de défi amusé et confiant).

Qu'est-ce que j'ai fait jusqu'à maintenant? Qu'est-ce que j'ai vu, qu'est-ce que j'ai entendu, qu'est-ce que j’ai dit, qu'est-ce que j'ai pensé, qu'est-ce qui m'a fait sourire, qu'est-ce qui m'a étonné, qu'est-ce qui m'a ému, qu'est-ce que j'ai acquis, qu'est-ce que j'ai vécu, de ma naissance à nos jours?

On m'a appelé Titus Colas, j'ai vu ma mère percuter des murs et renverser des chaises jusqu'à sa mort, j'ai essayé d'éviter les claques de mon père qui fusaient comme des éclairs une nuit de tempête, j'ai pleuré quand ma sœur est partie, j'ai suivi des cours qui m'ennuyaient, obéi à des profs qui me jugeaient sans cesse, j'ai fait quelques parties de billes dans la cour, puis j'ai pris quelques cuites (sans jamais oublier, en buvant le premier verre, de trinquer mentalement avec ma mère), j'ai couché avec quelques filles de la campagne, je me suis sauvé de Strasbourg avec la chaude-pisse, j'ai vendu des hamburgers chez Quick (on m'appelait Titi), des sets de table en porte-à-porte (je m'appelais Laurent Legallec), des bijoux fantaisie sur la Croisette pendant le festival de Cannes (on m'appelait la Perle), j'ai vendu des kebabs à Laval (on m'appelait le Grec), j'ai été animatrice de Minitel rose (je m'appelais Sophie, Claire, Anne ou CHIENNE À SALIR), j'ai écrit des horoscopes dans un grand quotidien (je m'appelais Cécile Marty), j'ai testé des centaines de jeux vidéo, j'ai travaillé dans une boîte de pub infestée de squales arrogants et cons comme des bœufs, j'ai trouvé quelques slogans minables, quelques slogans efficaces, j'ai passé mon permis de conduire, j'ai lu cinq ou six livres, j'ai mangé beaucoup de pommes de terre à l'eau et beaucoup de bonnes choses, j'ai baisé beaucoup de filles dont je ne me souviens plus du prénom, j'ai glissé mes doigts, ma langue et ma bite dans toutes sortes de chattes – quand je pense aujourd'hui à ces chattes, je les vois comme des photos en gros plan, rangées dans un album -, dans pas mal de trous du cul aussi, j'ai voyagé en train, en avion, en bateau, j'ai passé quelques jours dans quelques pays d'Europe, j'ai descendu le Nil en bateau, j'ai marché dans les rues de New York, de Pointe-à-Pitre, de Tokyo, de Saint-Pétersbourg, j'ai gagné de l'argent aux courses, j'ai perdu de l'argent aux courses, j'ai acheté des chaussures, des pantalons, des plats surgelés, des paquets de café, des disques, des draps, des briquets, des verres, des piles, des appareils et des machines, d'innombrables tubes de dentifrice et autant de savons et de shampooings, j'ai essayé brièvement l'herbe, le shit, la colle, le trichlo, les acides, les amphés, la coke, j'ai testé plus de vingt marques de whisky, ingurgité un nombre incalculable de litres de bière et de vin, j'ai donné des milliers de coups de téléphone, je me suis fait des dizaines d'amis que je ne voyais que tous les trois ou quatre mois, j'ai eu deux hamsters, dont un qui s'appelait comme moi, deux cochons d'Inde, une souris, un lapin nain, deux ou trois tortues, deux ou trois poissons rouges, un bernard-l'ermite, deux chiens, un chat, des cafards, des pous, des morpions, des gonocoques, des chlamydiae, j'ai eu des angines, des bronchites, des grippes, des gastro-entérites, la scarlatine, la rougeole, les oreillons, des coliques néphrétiques, une torsion de testicule, j'ai eu quatre accidents de voiture, rien de grave, je me suis cassé le bras en faisant du cheval, un bouledogue m'a laissé une cicatrice au mollet gauche, un poissonnier ivre mort m'a donné un puissant coup de tête une nuit dans un bar de Pigalle, j'ai couru de Bastille à la Concorde pour échapper à quatre Noirs chauves et agressifs, j'ai fait du basket, de la natation, du ski, du ping-pong, j'ai vu un Anglais mâcher et avaler des coupes de champagne, j'ai vu une jeune femme décapitée sur le bord de l'autoroute du Sud, dans un carambolage, j'ai vu un clochard se branler dans les couloirs du métro, j'ai vu une fille courir nue rue de Vaugirard, à quatre heures du matin, j'ai vu un jeune type à l'air bizarre faire un clin d'œil à un chameau à Assouan, j'ai vu plus de quarante mille fois ma tête dans la glace, j'ai vécu dans une maison et deux appartements, j'ai passé près de sept cents fois l'aspirateur, je me suis fait couper les cheveux plus de cent cinquante fois, j'ai coupé environ six cents fois mes ongles et j'ai jeté cinq mille sacs-poubelle.

Tout ça, c'est presque rien. En plus de trente ans, je n'ai pas vu grand-chose, je n'ai pas fait grand-chose. Quelques parties de billes dans la cour.

Olive Sohn va peut-être repartir demain matin et ne plus jamais revenir, c'est même probable, après son passage la vie de Titus Colas, dit Miette, ne va peut-être pas devenir plus intéressante, je ne vais peut-être rien voir de particulièrement sensationnel à partir d'aujourd'hui, rien faire de mémorable, mais je sais que je viens de changer. Que plusieurs paramètres viennent de changer en moi, ou autour de moi. Lesquels? Mystère. Ça se verra ou ça ne se verra pas de l'extérieur, moi-même j'en sentirai ou non les conséquences, je n'en sais rien. Mais ce soir, ou plutôt depuis que je l'ai vue pour la première fois (dimanche dernier, il y a une semaine exactement), j'ai la sensation d'être passé dans un univers différent, dont je ne soupçonnais pas l'existence. Je n'ai pas la moindre idée de ce qui va m'arriver dans ce monde que je ne connais pas. A priori, il ressemble à l'autre. Ça peut d'ailleurs être le même. Est-ce plutôt moi qui me suis subitement métamorphosé au contact d'une extraterrestre radioactive? Ou au contraire (je m'embrouille mais c'est pas de la tarte, cette histoire de mutation si soudaine, indéfinissable et vaguement inquiétante), suis-je enfin devenu vraiment… humain? Qui sait si je n'ai pas davantage de matériel biologique, maintenant?

Je devrais peut-être aller faire une nouvelle analyse d'urine.

En tout cas, quelque chose a changé. Très bientôt, j'en saurai plus.

Je vais poser mon bol vide dans l'évier déjà surchargé et, avant d'aller rejoindre Olive dans le lit, je colle mon nez contre l'une des fenêtres du salon. Popeye thé Sailorman se dresse à la proue de son beau navire, qui fend triomphalement les flots. La voisine d'en face, en peignoir bleu, est toujours assise devant son Minitel mais tourne la tête vers la télé allumée dans un autre coin de la pièce. Distraitement, elle mange un truc dans un bol, à la cuillère, sûrement une soupe. Une soupe chinoise, peut-être, c'est facile, c'est rapide, c'est mangeable, et c'est pour une personne. De temps en temps, elle jette un coup d'œil vers l'écran du Minitel, probablement pour voir si on lui a envoyé un message.

L'immeuble qui se trouvait sur la gauche en face a été détruit l'année dernière. C'était une sorte d'école abandonnée, ou de petit gymnase, un bâtiment très haut de plafond avec de grandes baies vitrées, investi par une quinzaine de squatters depuis deux ou trois ans. Ils y organisaient toutes sortes de choses, on pouvait aller y manger pour trente francs. Depuis que les engins de démolition sont passés, rien n'annonce une nouvelle construction. Il ne reste qu'un grand vide à peu près carré, un vide fermé sur trois côtés par les deux immeubles voisins et le dos de celui qui donne sur la rue parallèle, et le long du trottoir par une haute palissade vert et blanc. De toute évidence, personne ne peut y pénétrer. Des touffes d'herbe poussent sur la terre apportée l'an passé par les bennes pour combler le trou des fondations du squat. D'où a bien pu venir cette herbe? Des graines transportées par le vent? Il n'y a pas tellement de graines disponibles, dans le quartier… De l'herbe tombée de nulle part.

Le plus surprenant, cependant, ce n'est pas l'herbe. C'est ce que je viens d'apercevoir. Deux formes qui bougent très vite à l'intérieur de ce carré plongé dans l'ombre. Une forme blanche, une forme noire. J'ouvre la fenêtre pour essayer de mieux les distinguer.

Entendant du bruit, la voisine tourne la tête vers moi. J'ai l'impression qu'elle veut me sourire pour me dire bonjour, mais elle ne le fait pas. Elle se replonge dans son Minitel.

Les lampadaires orange m'aident à reconnaître deux animaux. Je crois d'abord que ce sont de gros rats, mais à la manière dont ils se déplacent, je me rends vite compte qu'il s'agit de deux lapins. Même si je n'y vois pas grand-chose, et bien que ce soit déconcertant, j'en ai la quasi-certitude: il s'agit de deux lapins. Ou de deux kangourous minuscules, mais je préfère ne pas y penser. Ce ne sont pas des lapins nains – j'en ai eu un, Choupette, je sais ce que c'est. Pour quelqu'un qui vit en milieu rural, la présence de deux gros lapins en face de chez lui n'a rien de réellement étonnant. Mais dans Paris, les gros lapins en liberté se comptent sur les doigts d'une main (et encore, je suis optimiste). Alors les gros lapins qui étaient en liberté dans Paris et qui ont réussi à bondir par-dessus une palissade de trois mètres pour aller s'enfermer dans un enclos où ils pourront trouver un peu d'herbe, n'en parlons pas – même si on suppose qu'ils ont fini par s'adapter à la vie en milieu urbain (comme les cafards), en développant des pattes arrière superpuissantes pour leur permettre de sauter les murs. Non. La seule hypothèse plausible, c'est que leur maître les ait jetés là. Ce serait assez barbare, mais la vie moderne dans les grandes métropoles trouble dangereusement certains esprits. Je repense à ce que disait la jeune Samira, tout à l'heure: «J'en ai rien à branler, de tes cochons d'Inde!» Ça pourrait coller… Elle s'énerve, elle ne peut plus voir ces cochons d'Inde en peinture (elle en est jalouse, Farid leur accorde toute son attention), elle les lance. Oui mais non. Si ces trucs-là sont des gros cochons d'Inde bondissants, c'est comme pour les kangourous, je préfère ne pas le savoir. Je ne sais plus quoi penser. Car franchement, le coup des deux pauvres bêtes abandonnées là par leur maître sans foi ni loi, j'ai du mal à imaginer la scène: le type louche qui avance sur le trottoir avec un gros sac, jette des regards inquiets de tous côtés, s'arrête et balance ses deux gros lapins de toutes ses forces au-dessus de la palissade avant de s'enfuir à toutes jambes, ça me semble peu crédible. D'un autre côté, portés par le vent comme des graines, même bébés, ça m'étonnerait. Ils vivaient peut-être dans l'un des immeubles voisins et ont sauté d'une fenêtre, irrésistiblement attirés par l'herbe? Ou bien… Oui, pourquoi pas, deux gros lapins tombés du ciel.