– Serre-moi plus fort! Serre-moi!

Je perds la tête, je lui arrache la chair, je lui triture les hanches comme de la pâte à modeler.

– Plus fort!

Je ne peux pas. Je ne peux pas, je vais la massacrer. (Dans le Luberon, couchée sur le ventre dans la chambre d'amis de son frère, le bas du dos rouge vif, elle me dit: «C'était drôle, la première fois tu étais très timide. Je ne sentais rien.») Pour donner le change, je redouble de violence dans son cul, je lui saccage le cul, je le démolis. Calme-toi, Miette, on n'est pas dans un film.

– Comme ça, oui! Fais ce que tu veux! FORT!

Je ne sais pas vraiment ce qui se passe ensuite.

Disons que je fais ce que je veux, comme elle me le demande. Et fort, je crois. Je ne m'en souviens plus. Ces instants de furie inconsciente, de liberté absolue, sont perdus à jamais. Tout ce que je sais, c'est qu'au bout d'un moment elle se met à hurler en frappant le matelas. Elle bouge comme si on la torturait, elle m'appelle:

– Viens! Viens! Jouis, maintenant!

Aussitôt je jouis.

Je jouis.

Le mot est faible.

Je jouis.

J'explose comme une petite planète frappée par un missile nucléaire.

Elle a joui.

Elle a joui aussi.

Pour un début, c'est encourageant.

(Eh bien non, en fait elle n'a pas joui, comme elle me le dit deux minutes plus tard. Dommage, mais tant pis. Ses hurlements n'étaient pas feints mais n'exprimaient qu'un plaisir intense. Quand elle jouit, j'en ai un aperçu le lendemain mais ne m'en rends réellement compte que plusieurs jours plus tard (lorsque nous commençons à nous connaître et à mieux nous accorder), quand elle jouit c'est autre chose. Je n'ai jamais rien vu ni entendu de pareil. Pour se faire une idée, il faudrait «injecter» l'intensité de la jouissance d'une femme de un mètre soixante-quinze dans le corps d'une souris et regarder ce que ça donne, en imaginant ses réactions et la puissance de ses cris de souris à l'échelle humaine. C'est ahurissant, on en reste figé. Olive est littéralement débordée par ses orgasmes.)

Je la prends dans mes bras. Nous restons ainsi longtemps, sans bouger. Je ne me force pas. Les techniciens et mon oncle n'y connaissent rien. Il faudrait plusieurs déménageurs ukrainiens équipés de sangles, de leviers, voire d'un treuil, pour me déloger de là. On parle à voix basse. Cela peut paraître singulier après une séance aussi bestiale, immorale et visqueuse, mais je suis incroyablement ému contre elle. Plus que lorsque j'ai fumé ma première cigarette, plus que lorsque j'ai vu Paris pour la première fois. Cette salope fabuleuse, cette folle imprévisible, cette jeune femme égarée me bouleverse.

Sa respiration, dans mon cou, devient plus lente et régulière. Elle dort.

Elle s'endort n'importe où, dans n'importe quelles conditions. Et pour la réveiller, bonjour. (Dans le métro new-yorkais, un soir au nord de Harlem, alors que je suis, bêtement, aussi décontracté qu'un mulot cerné par cent chats, à peine assise elle pose la tête sur mon épaule et se met à ronfler doucement, me laissant seul dans la bagarre potentielle. En revenant du Caire, l'avion d'Egypt Air (dans lequel elle dort, comme toujours) évite la catastrophe de justesse à l'atterrissage. Il rebondit trois fois, freine sans doute trop violemment, zigzague sur la piste, part presque en tête-à-queue, tous les passagers hurlent – je la secoue énergiquement dix minutes plus tard, quand il est temps de sortir de l'appareil. Mais elle est variable. Elle peut aussi passer deux nuits blanches de suite et rester fraîche comme une gamine des Vosges, ou ne dormir qu'une ou deux heures par nuit pendant un mois. Et dans ces cas-là, toujours, je me demande: est-ce bien la même personne?)

Je me détache délicatement d'elle, car je ne sais pas encore que son sommeil résiste aux chocs, je me lève et vais me faire un café dans la cuisine. Dehors, les lampadaires éclairent la rue Gauthey silencieuse, noire et orange. Mon chat Spouque vient se frotter contre ma jambe: j'ai oublié de lui donner son jambon, ce soir. J'ouvre le frigo, sors une tranche et la coupe en petits morceaux pour la déposer dans sa gamelle bleue. J'aime déchirer la chair rose.

Je bois trois ou quatre gorgées d'Oban. Dehors, une fille bourrée gueule: «J'en ai rien à branler, de tes cochons d'Inde!» Une voix sourde et lasse lui répond: «Dis pas ça, Samira…» Je verse le café dans un bol. Ça fume. Assis devant sa gamelle, concentré, le chat mâche le jambon. J'ouvre le frigo, je prends le dernier morceau de camembert. C'est froid et sec. Immobile sur le grille-pain, un cafard me regarde fixement, comme s’il reconnaissait quelqu'un, ou plutôt comme s'il n'arrivait pas à remettre un nom sur mon visage. La bouche pleine, je dis:

– Colas. Titus Colas. Lycée Jules-Ferry, à Strasbourg. Miette.

Il fronce les sourcils. Sur la cuisinière, une poêle est encore à moitié pleine, depuis quatre ou cinq jours, de riz cantonais Findus pour célibataire. Ça commence à moisir. Je souris, je me rends compte que je souris en voyant mon reflet sur la fenêtre, j'ai l'air un peu demeuré. Il faudrait que je me calme: à l'indien, elle m'a dit qu'elle baisait avec tous ceux et toutes celles qui lui plaisaient. Le bonheur conjugal, ce n'est pas encore gagné. Cent ou deux cents braves types comme moi ont dû se voir sourire dans la fenêtre de leur cuisine pendant qu'elle dormait nue sur leur lit. Mais moi, je l'aime. Eux aussi peut-être, il faudrait faire un sondage, mais ce n'est pas pareil. Ces deux cents braves types se sont probablement consolés vite fait, car c'est le genre de types à tomber amoureux tous les jours impairs, je t'en fiche mon billet. Tandis que moi, je ne peux pas me permettre de me séparer d'elle maintenant – pas plus que la porte ne peut se permettre de se séparer de la poignée, ou l'appareil photo de l'objectif, sinon c'est foutu. Sinon je vais devenir fou, souffrant, à me répéter sans cesse que quelque chose cloche (rien n'est pire). Je prends mon bol de café et retourne vers la chambre, pour me rassurer. Dehors, une alarme de voiture sonne.

Autruche Sans Mesure n'a pas changé de position, couchée sur le flanc en travers du lit, mon corps en vide entre ses bras. Je pose mon bol sur la table de nuit, je m'agenouille sur le matelas, je veux l'embrasser mais dès que je la touche elle bascule et se retrouve sur le ventre, comme si elle tenait en équilibre sur le côté. Elle dort.

Elle mesure un mètre soixante-quinze et pèse cinquante-six kilos (je l'apprends plus tard – j'ai l'œil précis, mais pas à ce point). Ses cheveux sont fins et très blonds, or clair. Ils touchent ses épaules et ne sont pas coupés de manière régulière. Elle a trois grains de beauté dans le dos, un entre les omoplates, saillantes, et deux autres juste au-dessus des reins, cambrés. Elle a la taille étroite, les hanches rondes et laiteuses (pas une trace de mes sévices…) et les plus belles fesses qu'on m'ait jamais montrées (l'amour ne m'aveugle pas: je suis l'un des plus grands spécialistes européens des fesses, c'était quasiment ma seule passion jusqu'à présent), des fesses rebondies mais légères, pleines et douces, ni musclées ni grasses, des fesses modèles. Les fesses que devait avoir Eve, je pense, ou Mata Hari. Des fesses qui incarnent toute la grâce de la vie sur terre. Les cuisses, qui prolongent harmonieusement les fesses, sont longues, blanches, tendres, élastiques sous les doigts. Les genoux, vus de dos, semblent fragiles – quelques veines bleues sont très apparentes, du bleu des gommes à encre. Les mollets sont fermes et bien galbés, comme on dit dans les journaux. Elle a un peu de corne sous les pieds.

Sans vraiment réaliser ce que je fais, je la retourne. Elle ne proteste pas plus qu'un cadavre.

Son front est haut, clair, on distingue une cicatrice presque invisible au-dessus du sourcil gauche, ses sourcils sont assez épais, marqués, ses yeux plus écartés que chez la plupart des gens – entre eux, la taroupe paraît plus large et plus plate que chez la plupart des gens. Ses oreilles sont plutôt petites et parfaitement propres (elle utilise des Cotons-Tiges deux fois par jour). Son nez est… normal, ni grand ni petit, ni rond ni pointu. Sa bouche est charnue, rouge. Elle a une tache de nicotine sur une incisive inférieure. Et un petit bouton sur le menton. Un autre à côté du nez. Son cou est long, fin, diaphane (comme dit ma tante), on s'imagine pouvoir le casser d'une seule main ou le déchirer d'un coup d'ongle. Ses épaules sont étroites et doucement arrondies, ses bras déliés et délicats, ses poignets frêles, ses mains menues, ses doigts enfantins, mal dégrossis (mais à la fois osseux: ils ressemblent à des morceaux de bois), ses ongles coupés court – sauf celui de l'annulaire de chaque main («Je les laisse pousser à tout hasard, pour donner du plaisir ou pour faire mal», me dit-elle le lendemain). J'ai déjà parlé de ses seins, peu volumineux («des seins défavorisés», dit-elle), troublants. Les bouts durcissent vite lorsqu'on les touche. Elle a un grain de beauté sous le sein gauche, un autre au niveau de l'estomac et un troisième à droite du nombril. Son ventre est plat, mais pas creux. On le devine bombé lorsqu'elle est debout. Son nombril est rond et profond (quand on tente d'y poser un doigt, elle hurle comme si elle craignait que la membrane trop fragile ne cède). Les poils de sa chatte, peu nombreux (son mec Bruno lui a demandé de s'épiler), sont châtains et soyeux. Son mont de Vénus est nettement convexe. Ses genoux, vus de face, ne sont ni gros ni noueux, au contraire, mais semblent solides. Indestructibles. Ses jambes sont lisses, douces et pâles. Elle a une tache de naissance sous le genou droit. Ses chevilles sont aussi frêles que ses poignets. Je passe une main sur ses mollets, ses cuisses, son ventre, ses seins, son cou. Je soulève une paupière, persuadé qu'elle va se réveiller. Son œil, gris-bleu, ou vert, est éteint – ou regarde l'infini. Je l'observe longtemps. Il ne me voit pas et je ne parviens pas non plus à le fixer, à saisir l'image concrète de cet œil fantôme. Son œil est mystérieux. Je relâche la paupière. J'écarte ses jambes. Sa chatte est sombre et close. Une allumette ne pourrait pas y entrer. Ses grandes lèvres sont gonflées. Je les entrouvre. À l'intérieur, c'est écarlate. Je referme. J'observe cette fente de chair close, éteinte, cette faille sensible que convoitent tous les hommes de la terre, et qu'ils savent inaccessible lorsqu'ils croisent une femme dans la rue. Je l'observe longtemps. Sa chatte est mystérieuse. Comme son œil. Tout à l'heure, quand on baisait fort, je touchais le col de son utérus.