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Assis sur le divan, j'ai compté les lampes qu'elle avait allumées en entrant: six. De vieilles lampes. Elle a posé une bouteille de whisky et deux verres sur la table basse, puis est allée vérifier dans le compartiment congélateur de son frigo qu'elle avait bien de la paella. Pendant que je nous servais, elle préparait quelque chose dans la cuisine. Je regardais attentivement autour de moi, je m'imbibais de son décor comme un morceau de coton dans un verre d'eau, j'avais le sentiment d'être admis dans sa vie, autorisé à visiter ses intérieurs. J'aurais aimé pouvoir disposer d'une journée entière, seul dans son appartement, pour en étudier les moindres détails, comme Sherlock Holmes devait le faire en quelques secondes lorsqu'il pénétrait chez une dame (je suis plus laborieux, mais je m'applique). Parmi les papiers entassés sur la table basse, j'ai vu dépasser une lettre signée «Thomas», une facture de téléphone de 1651 francs, une carte postale de Manhattan, une disquette étiquetée «Mathilde». Le cendrier posé sur la table de l'ordinateur était plein à ras bord. Sur son lit, il y avait un tee-shirt blanc en boule, et près de la lampe de chevet, les Contes d'Odessa d Issaak Babel. Plusieurs objets étaient «exposés» sur les étagères à livres, dont une 4L Majorette rouge, un flacon d'eau de toilette pour homme, deux dés noirs, un appareil photo jetable, quelques boîtes d'allumettes apparemment orientales, un petit zèbre en bois peint qui s'écroule quand on appuie sur le fond de son socle avec le pouce et se redresse quand on relâche, une paire de lunettes rondes, une photographie encadrée d'un bel homme à l'air argentin, un vieux rasoir à main en argent et une petite boîte de concentré de tomates. Dans le pli du divan, j'ai trouvé une bague d'enfant comme il y en a dans les pochettes-surprises. Le téléphone, posé par terre près du lit, avait été peint en jaune. Le répondeur semblait être l'un des premiers prototypes construits dans les années soixante. Sur le côté du poste de télé était scotchée une photo d'elle, les cheveux plus courts, entre deux garçons, plutôt jeunes et séduisants: elle les tenait serrés contre elle, ils souriaient, elle se donnait un air grave et autoritaire, sourcils froncés. Ce qui me fascinait et me troublait le plus, c'était sans doute de m'apercevoir qu'elle avait vécu avant de me connaître.

Sur la table basse, sous un prospectus de Pizza Hut, j'ai aperçu une enveloppe EDF sur laquelle était griffonné «LVARD». Je l'ai tirée discrètement pendant que Pollux me tournait le dos – pas extrêmement fier de ce que je faisais. C'était mon prénom et mon numéro de téléphone.

De toute évidence, elle n'avait pas prévu ma venue – il y avait deux chaussettes et un pantalon par terre, beaucoup de vaisselle dans l'évier de la cuisine et un paquet de six rouleaux de papier hygiénique Lotus sur le comptoir.

Elle est revenue avec deux petites soucoupes qu'elle a posées près de nos verres, s'est assise sur l'une des chaises de square, en face de moi, et nous avons repris notre discussion à l'endroit où nous l'avions laissée dans le bistrot de Dior-town avant que je ne place ma réflexion machiavélique sur la marche et l'appétit, entre quoi il existait sûrement un lien obscur. Nous parlions de son mois de septembre à la campagne, de sa tante, qui avait été choriste de Joe Dassin. Le sujet me passionnait (Joe Dassin étant l'une de mes idoles), mais j'éprouvais quelques difficultés à me concentrer sur notre conversation. Qu'est-ce que c'était que ces trucs, dans les soucoupes? Non. On aurait dit des crevettes, gris foncé, entières, recroquevillées sur elles-mêmes… et comme taquées. C'est peut-être très connu, je n'en sais rien, ça se vend peut-être dans les gares et les rues piétonnières au Japon, c'est peut-être même assez répandu en France, dans le milieu underground, mais je voyais ça pour la première fois de ma vie. Jusqu'à ce soir-là, j'avais réussi à maintenir une ligne de conduite très stricte: ne jamais manger un animal à antennes. Ni langoustine, ni cafard, ni escargot, ni homard, ni crevette, ni sauterelle, rien. Je n’ai aucune idée de l'origine de cette phobie alimentaire, mais je sais qu'Attila et toute sa horde de Huns resserrant le cercle autour de moi en grondant (qui aiguisant son couteau d'un air sadique, qui brandissant sa lance, qui faisant craquer les jointures de ses doigts, qui baissant son pantalon) n'auraient pas réussi à me faire avaler une crevette. («Massacrez-moi, barbares, je m'en fiche.») Pourtant, cette fois, j'avais le dos au mur ou je ne m'y connais pas. Si encore elle avait eu l'idée de nous mettre tout ça dans un bol commun, j'aurais pu faire semblant de piocher. Mais là, j'étais ficelé. Cela partait sans doute d'une bonne intention de sa part, ces deux petites soucoupes privées – comme les croissants. Je venais de comprendre que j'étais prêt à tout pour elle, qu'elle avait plus de pouvoir sur moi qu'une meute de violeurs sanguinaires, je m'apprêtais à lui donner la preuve d'amour suprême (qui passerait malheureusement inaperçue (il n'y a pas d'amour, paraît-il, uniquement des preuves d'amour; que peut-on alors imaginer de plus abstraitement beau qu'une preuve qui non seulement ne prouve rien, puisqu'il n'y a pas d'amour, mais qui, de plus, n'attire l'attention de personne?)), j'allais donc manger une crevette, quand un problème de taille s'est dressé devant moi. Comment ça se mange? Il faut enlever la tête ou quoi? La peau? Ça a une peau? Une carapace? Il faut tout mâcher d'un coup? Avec les antennes et tout ça? Pollux avait commencé à boire – moi aussi, avec joie – mais ne touchait pas à ses crevettes. J'étais dans le brouillard, je ne savais plus si j'avais envie qu'elle en mange une ou non. Si elle en mangeait une, je connaîtrais la marche à suivre pour s'administrer correctement l'une de ces saletés. Si elle n'en mangeait pas, cela signifiait peut-être qu'elles n'étaient là que pour la décoration – elles me paraissaient aussi comestibles que des billes de verre. Mais alors que l'espoir commençait à renaître, la tante s'est définitivement installée à la campagne après la mort de Joe Dassin, coupant tous les ponts avec le show-biz, et Pollux a terminé son histoire. J'ai essayé de relancer aussitôt sur Mike Brant ou Il Était Une Fois, qui n'étaient pas non plus les premiers venus mais elle m'a interrompu:

– Mange, hein, c'est fait pour ça.

Précision utile, mais lourde de conséquences. Je ne pouvais plus me dérober. Sale temps. L'heure était venue de faire face, et de choisir: décortiquer la crevette minuscule au risque de passer pour un grand névrosé (comme quelqu'un qui enlèverait la peau des petits pois), ou la lancer d'un coup au fond de ma gorge, avec les antennes et tout ça, au risque cette fois de passer pour un monstre (celui qui avale une souris en la tenant par la queue) ou un ignare fraîchement sorti de son placard (celui qui mord à belles dents dans une orange sans avoir eu l'idée de l'éplucher). J'étais en train d'osciller fiévreusement entre ignare et névrosé lorsqu'elle s'est levée pour aller chercher un cendrier dans la cuisine. Une idée m'a traversé l'esprit comme un TGV traverse un hameau de trois habitants, mais elle s'en est éloignée aussi vite. Non, si elle pivotait brusquement, saisie d'un doute, et me surprenait à voler une poignée de crevettes, mon compte était bon. Après le coup du croissant, plus aucune excuse ne l'empêcherait de penser que j'essayais de me mettre un repas de côté, petit à petit. L'heure était venue de faire face, il n'y avait pas à tortiller.

Je l'ai regardée se rasseoir. Son corps à la fois mou et ferme. Une énigme. Son visage simple et ouvert, son âme impénétrable. Sa poitrine, ses épaules. Je suis en train de perdre mon temps à me focaliser sur une crevette alors que Pollux Lesiak est assise devant moi, Pollux Lesiak croise les jambes en face de moi. Je m’accroupis pour observer à la loupe une écharde dans mon orteil alors qu'une soucoupe volante tournoie dans le ciel et que de petites mains bleutées s'agitent désespérément aux hublots. Je suis une taupe, une bourrique, on ne le dira jamais assez.

Je me suis emparé d'une crevette laquée d'un geste un peu trop sec et rigide – on aurait dit l'un de ces robots expérimentaux des années cinquante, avec un seul bras articulé à l'extrémité duquel une pince parvenait tant bien que mal à saisir un stylo sur une table. J'ai glissé l’animal dans ma bouche, en priant tous les enfants qui traînaient dans les limbes – mes frères – pour que l'absorption complète soit la bonne méthode, pour que je réussisse à garder un air naturel, et surtout pour que ne m'apparaisse pas l'image d'un flan de tradition fourré aux crevettes laquées. Je ne sais même pas si cette chose a eu le temps de toucher ma langue.

Si on avalait d'un bon coup, avant que les papilles ne comprennent ce qui se passait, ça n'avait aucun goût. À la deuxième crevette, j'avais déjà affiné ma technique; avec une légère pichenette, quasiment invisible (en cachant le pouce avec les autres doigts, à l'instar de l'illusionniste), ça descendait presque tout seul. J'allais facilement pouvoir lui faire croire que j'étais coutumier de ce genre de nourriture pour jeunes, que je l'ingurgitais sans même m'en rendre compte, comme des cacahuètes. J'étais soulagé. J'ai presque entièrement vidé ma soucoupe de crevettes laquées.

(Bien plus tard dans la soirée, elle m'avouerait qu'elle avait été surprise par l'indifférence avec laquelle j'avais englouti ce mets rare, très difficile à trouver à Paris.)

Nous avons mangé la paella. Ces crevettes me poursuivraient jusqu'en enfer, inutile de chercher à les fuir – et celles-ci, impossible de se les envoyer derrière la luette d'une bonne pichenette (pour une première, j'avais ma dose, mais l'amour m'euphorisait tout le circuit digestif; j'aurais pu avaler des boulons sans m'en plaindre)), et bu du bon vin (elle en avait rapporté plusieurs bouteilles de chez sa tante choriste décentralisée, et attendait des occasions pour les ouvrir (j'étais une occasion – mon rêve)).

Plus tard, quand elle s'est dirigée vers la cafetière, quand elle a sorti du réfrigérateur un paquet de café tout ce qu'il y a de plus véritable, j'ai failli me mettre à courir dans la pièce en poussant des cris stridents, en me frappant le poitrail des deux poings et en levant haut les genoux sans me soucier des chaises et des lampes que je renverserais sur mon passage.

Au lieu de ça, je suis allé aux toilettes, pour me dégourdir un peu les jambes.

– Tiens, tu peux me ranger ça, s'il te plaît? m'a-t-eîle dit en me lançant le paquet de Lotus. Sur l'étagère, au-dessus.