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Je me trouvais en mauvaise posture. Elle venait de me voir voler le croissant. Abattre ma main dessus à la vitesse de l'éclair et le faire disparaître dans ma poche comme un professionnel. J’étais condamné, personne ne pouvait plus rien pour moi. Elle est revenue vers la table d'un pas hésitant – cette fois, il n'y avait plus à tortiller, elle savait que j’étais un désaxé. De plus, comme elle m'avait prévenu qu'il s'agissait des meilleurs croissants de Paris, le mobile de mon acte paraissait clair: j'étais parfaitement conscient de la valeur du croissant, c'est pour cela que je l'avais dérobé – dans le but de le manger plus tard, avec un bon cigare, voire de le revendre.

Courageuse, elle s'est assise. La situation devenait à présent des plus délicates. Nous savions tous les deux que j'avais un croissant dans la poche. Mais ne pouvions en parler ni l'un ni l'autre (je l'imaginais mal me dire: «Dis donc, si tu crois que je t'ai pas vu… Rends ça tout de suite!» – quant à moi, que pouvais-je faire? Le reposer dans l'assiette sans un mot, tête basse? M'excuser et lui expliquer que c'était plus fort que moi, je n'avais pas pu résister, je suivais pourtant une thérapie de groupe pour combattre ma cleptomanie?). J'avais des miettes sur les doigts. Elle fixait mes doigts. Manifestement, elle ne comprenait plus la vie, ça devenait trop compliqué. Je mourais d'envie de lui dire la vérité, de ressortir mon croissant de ma poche et de tout lui expliquer, la nuit blanche, le trac, le flan (non, pas le flan).

Après tout, ce sera un test: si elle ne me considère pas comme un enragé après ça, elle m'aime. En outre, la nuit blanche, le trac, ce sera un nouveau moyen de me déclarer sans trop en avoir l'air, comme la lettre – il faudrait en reparler à un moment ou à un autre, de la lettre, de la soirée.

Je lui ai donc dit la vérité, une nouvelle fois. Elle a compris. Cette fille est le ciel pur. Quelqu'un qui me comprend, qui ne me reproche rien, qui ne me veut pas de mal. Cette fille est l'or des Incas. Elle a même ri. Elle a posé sa main sur la mienne pour que je ne m'inquiète pas. Cette fille est le miel des Vosges. Elle m'a embrassé du regard. Elle a mangé mon croissant.

Profitant de l'instant – tout est permis, tendresse et tolérance sont bien au rendez-vous, comme je l'avais rêvé -, j'ai enchaîné immédiatement sur la soirée de la semaine précédente. Que s'était-il passé? Là encore, elle s'est montrée remarquable – je crois que je n'en aurais pas été capable. Elle m'a simplement raconté que je m'étais levé pour danser, que je semblais m'amuser avec une jeune femme et que, fatiguée et ne voulant pas m'ennuyer, elle s'était éclipsée en catimini. De toute évidence, elle en savait plus (ça oui, je lui avais tout raconté dans la lettre, en indécrottable plouc), elle en avait même sans doute vu plus qu'elle ne le disait, mais par pudeur et gentillesse (par intelligence, donc), elle s'en est tenue là. À sa place, vexé, jaloux, teckel hargneux, j'aurais sans doute lancé quelque chose comme: «Tu es comme les autres, mandrill stupide et libidineux, dès que tu vois une paire de nichons tu sautes dessus, tu t'es conduit de manière lamentable, je suis partie parce que j'avais honte de toi, j'avais l'intention de ne plus jamais te revoir, tu m'as déçue, oui, tu es comme tous les autres» – ou presque. Elle, elle se comportait exactement comme si elle ne m'en voulait pas. Sans doute parce que ça n'aurait pas servi à grand-chose – elle m'aimait, souvenons-nous de ça. J'étais béat d'admiration. Je ne savais pas quoi faire pour la remercier.

Afin de me donner une contenance (je me sentais minuscule devant elle), j'ai sorti les médicaments de mon sac matelot, pour prendre de la vitamine C ou de l'aspirine – je crois que paraître un peu souffrant, fragile, sensible, tourmenté, nous donne un je-ne-sais-quoi de romantique qui peut s'avérer très porteur dans notre rapport avec la femme. J'ai demandé un verre d'eau à ce garçon si sympathique et me suis mis à fouiller, en fronçant un peu les sourcils, dans le sac plastique de la pharmacie.

Je me concentrais pour éviter toute nouvelle maladresse (sortir la brosse à dents encore humide ou les cachets contre la nausée, par exemple). Dans le verre d'eau, j'ai laissé noblement tomber l'aspirine et la vitamine C en même temps – ouais, je suis jeune et libre, pas trop du genre à suivre les règles, je fais des mélanges.

Quelques minutes plus tard (alors que nous parlions (toujours inspirés par la radio) de l'ingérence des États-Unis dans les affaires du Nicaragua (le couple doit se roder, ce n'est que lorsqu'on se connaît bien qu'on peut discuter de choses futiles (avec délices))), j'ai remarqué qu'elle lançait de fréquents coups d'œil vers le sac de la pharmacie (que j'avais laissé bien en évidence sur la table, comme une statue dédiée à ma fragilité poétique) et qu'elle dépensait une énergie considérable pour continuer à m'écouter sérieusement parler de la CIA. Ce sac trônait entre nous depuis dix minutes. Un sac à ma gloire, à la gloire de ma fragilité poétique. Dessus, en gros caractères rouges, s'étalait la publicité suivante: PÉRACEL – DIARRHÉES PASSAGÈRES. Bon, je ne suis plus à ça près, ce n'est pas grave. Pas de quoi en faire un monde. Je retournerai simplement voir la pharmacienne demain, et je lui logerai une balle dans le crâne.

Je n'ai pas voulu m'embourber en essayant de lui expliquer que tous les sacs de cette pharmacie étaient les mêmes, qu'ils les tiraient probablement à des dizaines de milliards d'exemplaires, que ce n'était pas un sac qu'on m'avait donné spécialement en raison de mes achats. (Elle s'en doutait, je suppose – mais ça laisse des traces quand même (une femme trouve une lettre dans la poche intérieure de la veste de son mari: «Seigneur, c'est une écriture de femme, il me trompe! Et moi qui ai toujours été persuadée qu'il était fidèle comme un épagneul. Comment ai-je pu être sotte à ce point?» Les mains tremblantes, elle lit la lettre et s'aperçoit qu'elle est écrite par la sœur du mari, qui lui demande s'il a toujours des photos de maman. «Ah bon, ouf. Cela dit, ça ne m'étonnerait pas qu’il me trompe quand même, ce salaud!»).) Je me suis contenté de ranger le sac Péracel dans mon sac matelot – et en faisant cela, je me suis senti dix fois plus ridicule que si je l'avais laissé sur la table.

À partir du moment où nous sommes sortis du vieux bar, la journée s'est écoulée aussi simplement que la Seine sous le pont Mirabeau, nous marchions au même pas (d'habitude, lorsque je me promenais avec une fille, j'avais toujours des soucis pour régler mon pas sur le sien: soit nous marchions sur un rythme différent, et j'éprouvais une sensation de déséquilibre, de dissonance pénible – comme quelqu'un qui ne frappe pas dans ses mains en mesure; soit je calquais mes enjambées sur les siennes et je marchais comme un type qui sort des toilettes avec son pantalon sur les chevilles), j'avais envie de lui prendre la main mais je n'osais pas, elle me touchait le bras de temps en temps. Nous marchions vers le nord, instinctivement, d'abord un peu vers l'est, Saint-Germain, puis la traversée de la Seine malgré le froid, Châtelet, Beaubourg et le Marais, nous ne croisions par magie que des personnages étranges ou amusants, des vieux qui parlaient seuls, des jeunes qui défilaient pour la galerie indifférente, une fille à tête de cheval en tenue d'équitation, une dame encombrée de cages vides, un facteur dépressif qui fixait sa sacoche en se caressant tristement l’oreille, un couple dont l'homme malaxait sans arrêt les fesses de la femme en marchant, comme pour la posséder et l'anéantir devant tout le monde, un jeune homme lourd, pâle et huileux, au visage couvert de boutons purulents, qui se promenait avec un gros livre en main, Les Secrets du plaisir, un clochard africain qui regardait autour de lui comme s'il se demandait ce qu'il pouvait bien foutre ici, une pharmacienne en blouse qui fumait sur le pas de sa porte, deux centenaires qui transportaient une échelle, tous les quartiers sous la neige semblaient se mettre à vivre lorsque nous les traversions, par magie, tous les immeubles semblaient abriter des gens calmes et satisfaits, tous les commerces semblaient accueillants, les voitures bien chauffées et les passants débonnaires, les feux passaient au rouge lorsque nous voulions traverser, par magie, le décor nous convenait à merveille, nous observions tout, nous avancions dans un monde mécanique et magnétique aux rouages et courants parfaitement maîtrisés, tout fonctionnait comme par magie, c'était le palais de la Découverte.

Un peu après treize heures, nous avons pris un taxi – bien entendu, le chauffeur égyptien était aimable, drôle et cultivé – pour aller déjeuner dans un restaurant que j'aimais bien, près de chez moi, rue Jacquemont. En nous voyant entrer, le patron, Jean-Pierre, m'a dit:

– Eh ben… Encore une nouvelle? Tu t'embêtes pas, hein, mon grand?

C'était sa manière de flatter le client, de le mettre à l'aise (depuis que j'avais emménagé dans le quartier, il n'avait pas dû me voir avec plus de deux ou trois filles). Bien sûr, j'ai joué mon rôle, je me suis pris la tête à deux mains, je lui ai lancé un regard assassin et je me suis tourné vers Pollux en m'efforçant de rougir (c'est simple, il suffit de s'imaginer qu'on va mentir):

– Ne l'écoute surtout pas. Je n'ai pas dû venir ici avec plus de deux ou trois filles. Mais si, je t'assure que c'est vrai.

Nous avons commandé une bouteille de Lirac et la jolie Françoise est venue nous apporter du saucisson en attendant les plats. Nous étions installés près de la vitre, la neige dehors nous laissait au chaud dans une bulle – je nous voyais tous les deux à table en symbole naïf du bien-être, comme la statue de la Liberté, la tour Eiffel ou le Père Noël dans d'autres domaines, immobiles et éternellement sereins dans un monde inversé où la neige serait à l'extérieur des boules. Nous ne parlions plus des élections législatives ni des diverses interventions américaines, mais de n'importe quoi d'autre. Pollux a mangé des poireaux vinaigrette, puis une escalope normande. Elle n'a pas pris de dessert. Moi qui n'avais jamais réussi en plus de trente ans, à regarder quelqu'un en face (je ne sais si c'était de la timidité, un mauvais souvenir d'enfance ou un tic, mais lorsque je discutais avec les gens, c'était plus fort que moi, mon regard glissait toujours sur la droite ou sur la gauche, comme si je n'écoutais pas et m'intéressais à quelque chose d'autre dans la pièce – certains prenaient cela pour le reflet d'une certaine duplicité, je devais avoir l'air fuyant et fourbe), je ne parvenais plus à la quitter des yeux. Lorsqu'elle me rendait mes regards – souvent -, je sentais un faisceau de lumière et d'énergie me pénétrer jusqu'aux os, comme si elle entrait tout entière par mes yeux, j'avais l'impression de me trouver tremblant face au Sphinx, mais je tenais bon, je ne détournais pas la tête – de toute façon, c'était plus fort que moi. Nous nous entendions bien.