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Chacun me tenant par un coude, les deux as de la capture m'ont traîné sans ménagement à travers la grande salle sinistre du commissariat, et m'ont jeté sur un banc au fond.

– À partir de maintenant, m'a indiqué le mâle, à chaque fois que tu ouvres ta gueule, tu prends une mandale.

– D'accord.

– Ta gueule.

Jetais assis près de trois ou quatre types éteints comme de vieilles lampes au fond d'une remise, menottés eux aussi, l'air amer mais résigné. Ils ne m'accordaient pas la moindre attention et, de mon côté, je n'ai pas cherché non plus à briser la glace, car je ne les sentais pas très sociables – de toute manière, pour éviter la mandale, il aurait fallu que je m'exprime par gestes (et encore, avec les menottes… Par grimaces, plutôt, ce qui n'est pas terrible pour lier connaissance). Pourtant, je ne pouvais m'empêcher d'éprouver un sentiment de fraternité à l'égard de ces proies de police, pauvres gibiers de potence. La différence, bien sûr, et malheureusement pour eux, c'est que j'allais être relâché dans quelques minutes. Et je ne pourrais rien pour eux. J'éprouverais sans doute un peu de honte, à partir ainsi, sans me retourner. Bah.

En face de nous dans la salle, dans ce bain d'air fade sous les néons blafards, des machines à écrire claquotaient et des flics en civil ou en uniforme traçaient mollement entre les murs des diagonales qui semblaient inutiles, posaient une feuille, prenaient un tampon, un stylo, s'asseyaient, entraient, sortaient, passaient sans se presser – tout cela ressemblait à une sorte de ballet ennuyeux et négligemment exécuté, «La parade de nos policiers au travail». Et sur une chaise au milieu de ce cirque lugubre était assis mon petit vieux. Tout meurtri, tout con.

Il me fixait méchamment, en marmonnant je ne sais quelles injures ou menaces entre ses dents. Je commençais à trouver le temps long. On ne s'occupait pas tellement de moi, par ici. Mes deux agresseurs avaient disparu. Certainement repartis vers d'autres exploits, vers d'autres bonnes prises.

– Tas une clope, mon frère? a murmuré mon voisin.

J'ai jeté un coup d'œil sur mon frère (un tueur de la pire espèce), puis vers la salle pour voir si aucune mandale ne lui arrivait sur la gueule, non, et j'ai fouillé comme j'ai pu dans mon manteau pour en sortir mes cigarettes et mon briquet. Visiblement bien plus expérimenté, plus à l'aise que moi menottes aux poignets (quelques heures de vol derrière lui), il s'en est allumé une et a remis le paquet et le briquet dans ma poche. C'est à ce moment qu'une mandale surgie de l'autre bout de la pièce comme une fusée lui est arrivée sur la gueule, Je n'aurais pas aimé la prendre. Le type qui avait bondi vers nous faisait peur à voir.

– Vous avez pas le droit de me frapper!

– Et toi Mohamed, ou Rachid, t'as le droit de fermer ta gueule et c'est tout.

– Vous pouvez pas…

– Ta gueule!

(Ce type effrayant est probablement un flic, me suis-je dit.)

– On fume pas ici, a repris le flic. Tu le sais très bien. Bon, puisque je suis là, viens, tu vas me raconter ta vie.

Tout en disant cela, il lui a saisi l'avant-bras pour l'inciter à se lever. À ce moment, mon frère a commis une petite maladresse: il a esquissé un léger mouvement de recul, comme pour faire comprendre qu'il était assez grand pour se lever tout seul.

Je crois savoir que le fonctionnaire de police, en général, n'accepte pas le principe de la rébellion. Celui-ci n'échappait pas à la règle. Il a empoigné Mohamed ou Rachid d'une main par les menottes, de l'autre par les cheveux, et l'a soulevé du banc comme on arrache une mauvaise herbe, tchac. Puis il a essayé de le conduire jusqu'à un bureau, à travers la salle où paradaient les pauvres flics-majorettes. Mais ce couillon de Mohamed ou Rachid s'est mis à se débattre comme un beau diable – ce qu'il ne faut jamais faire.

– Lâchez-moi! Vous avez pas le droit! Je veux un avocat! Lâchez-moi!

– C'est pas la peine de te fatiguer à crier, ici personne ne peut t'entendre.

En fin de compte, ce flic n'était pas dénué d'humour. Mais Mohamed ou Rachid, lui, ne semblait pas d'humeur à plaisanter. Manifestement sur les nerfs, il a même un peu perdu les pédales.

– Lâche-moi! Je veux un avocat, enculé!

Enculé, moi, j'aurais évité. Car je suis malin. C'est mal passé, encuîé. Adieu le flegme britannique de notre fonctionnaire. Il a répondu, sur le même ton, qu'il allait lui apprendre la politesse, connard, qu'il n'avait droit à rien, que la garde à vue était faite pour ça – toutes ces explications en le frappant sur la tête et en lui donnant de bons coups de genou dans les reins. Désagréable à regarder. Deux collègues aussi nerveux sont venus en renfort et mon pauvre frère, qui hurlait et se démenait de plus belle, a disparu sous les coups dans un bureau.

Mon vieux chauve, n'ayant rien raté de la scène, a sans doute compris que l'endroit obéissait à des lois hiérarchiques bien précises et que ceux qui se trouvaient sur le banc, menottes aux poignets, n'appartenaient pas au camp des dominants. Il s'est mis à m'injurier à voix un peu plus haute. J'étais de la vermine, il pouvait y aller.

– Tu croyais que tu allais pouvoir t'en tirer comme ça? Dis? Tu crois qu'il n'y a pas de police, dans ce pays? Espèce de voyou, tu vois où ça te mène? Tu sais ce qui t'attend? (C'était lui qui posait les questions, visiblement.) Je suis dans le quartier depuis soixante ans, crétin. Tu vas en baver, fais-moi confiance. Ordure. Je connais le commissaire. Ça te cloue le bec, ça, hein? Je vais te faire passer le restant de tes jours en taule, fils de pute!

Il exagère, là.

– Calmez-vous, grand-père, a fait distraitement un inspecteur sans lever les yeux de sa machine.

Le vieux a hoché la tête d'un air entendu (ce qui devait signifier à peu près: «O.K., collègue, O.K., je contrôle») et, après un moment de silence docile, a repris sa litanie délirante sans que l'inspecteur ne se fatigue plus à intervenir. Quand il a déclaré qu'il m'avait bien repéré, depuis quelques semaines, rôdant sournoisement autour de sa boutique, j'ai pensé qu'il était temps, malgré la cinglante punition que j'encourais, de tenter un mot de défense.

– Écoutez, vous savez parfaitement que j'ai essayé de vous aider.

Cette fois, le flic à la machine a relevé la tête.

– Tais-toi.

Un marginal, celui-ci, un poli. Une forte tête. Il a regardé longuement le vieux con cramoisi (qui tremblait d'indignation) d'un œil perplexe, semblant enfin comprendre qu'il y avait là, au milieu de la grande salle, sur une chaise, un mégalomane névrotique pris à la gorge par une violente crise de paranoïa. Mais, bon, il a enfoncé une nouvelle touche sur sa machine. Pas de temps à perdre avec ces broutilles. Je ne me sentais plus très à l'aise.

C'est à ce moment qu'un être humain, avec tout ce que ces deux mots comportent de touchant et de merveilleux, un être humain sublime et merveilleux a fait irruption dans le commissariat, hors d'haleine et merveilleux.