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Je me suis arrêté près d'eux et me suis tranquillement posé là en spectateur, sans me soucier le moins du monde de l'incongruité de ma présence. Hannibal rudoyait un petit vieux qui le regardait rouge de panique, paralysé, les yeux exorbités: l'impuissance effarée de l'être humain face à sa destinée, pris dans le flot du temps qui passe.

– Donne ta chaîne, grognait Hannibal en plaquant une main sur le poitrail fragile du malheureux et en tirant de l'autre à petits coups secs sur la chaînette en or qu'il portait au cou.

– Je ne vous ai rien fait, laissez-moi tranquille.

– Donne-moi ta chaîne, vieux bâtard.

– Laissez-moi tranquille, répétait l'autre affolé, comme un poupon qui pleure quand on le secoue.

– Donne ta chaîne ou je t'éclate.

– Laissez-moi tranquille.

– Donne ta chaîne, je te dis.

– Laissez-moi tranquille.

– Je te préviens, je t'éclate…

– Je ne vous ai rien fait.

– Ta chaîne.

Je commençais à m'ennuyer ferme. Et surtout, je ne comprenais pas pourquoi le vieux opposait tant de résistance à Hannibal. Moi, je l'aurais donnée tout de suite, ma chaîne. Elle devait avoir une grande valeur sentimentale, cadeau d'une fiancée morte depuis cinquante ans, ou quelque chose comme ça. Une petite Auvergnate foudroyée par la tuberculose. N'empêche. Il tremblait de tous ses membres, se pissait dessus mais ne la lâchait pas.

– Donne ta chaîne.

– Aïe, vous me faites mal.

– Tu me cherches, hein?

– Aidez-moi, vous!

Ah, je n'étais pas invisible. Comme Hannibal se mettait à le gifler avec une certaine violence et que je n'avais pas toute ma raison, je suis intervenu. Je n'aurais pas dû, bien sûr, tout le monde sait ça, mais l'alcool me donnait du zèle.

Alors ça, je me moquais bien de déranger un caïd de la pègre marseillaise dans son travail. Je lui ai posé une main sur l'épaule en souriant.

– Arrête d'ennuyer ce pauvre vieux, Hannibal.

– Va te faire foutre, toi.

– Hannibal. Laisse-le tranquille. Ça pourrait être ton grand-père.

– Tu parles pas de mon grand-père, s'il te plaît.

– Écoute… Je suis ton ami. Le mari de la belle femme, là.

– Casse-toi, connard.

Le vide au fond des yeux, en transe de petite frappe, il ne se contrôlait plus.

– Fais-moi plaisir, Hannibal. Écoute ton ami. À la vie à la mort, tu te rappelles? Laisse-le filer. Pour moi.

– Lâche-moi. Je le laisserai partir quand il m'aura donné sa chaîne, cet enculé.

Il me répondait, ça marchait. Je n'avais pas vraiment envie de sauver le vieux chauve, mais quand il l'a écrasé contre le mur, lui a cogné la tête à plusieurs reprises contre le béton et s'est mis à tirer comme un dément sur sa chaîne, je n'ai pas hésité une seconde: il était grand temps que j'entre en action. L'œil sévère, j'ai bousculé mon ami (vertement) pour m'interposer. Face à un Hannibal estomaqué par mon culot, j'ai levé les mains – ce qui signifiait clairement, à mon avis: «C'est fini, je ne plaisante plus» – et l'ai fusillé du regard pour qu'il comprenne bien qu'il lui faudrait me passer sur le corps s'il voulait continuer à molester le chenu. J'étais beau, j'étais noble.

À ma grande fureur, il m'est passé sur le corps. Je me suis immédiatement effondré comme une masse et suis resté étendu au sol.

LAISSEZ LES JEUNES S'ATTAQUER AUX VIEUX,

C'EST LA LOI DE LA NATURE

Je suis resté étendu au sol pour deux raisons. D'abord parce que le choc avait résonné dans tout mon corps, me brouillant même un instant la vue, ce qui m'avait paralysé de terreur. Ensuite parce que c'était le premier coup de poing que je recevais de ma vie, que par conséquent je n'avais aucun repère pour en estimer la force et ne savais pas comment réagir (on voit rarement des types se relever comme des diables quand ils viennent de prendre un direct formidable en pleine poire – ce n'était peut-être pas un direct formidable, je n'en savais rien, justement, mais dans le doute…).

Le vieux avait profité de cet incident entre les deux amis pour s'enfuir. En redressant la tête, je l'ai vu détaler comme un véritable bolide. C'était un spectacle étonnant, cette vieille pastèque sur pattes qui fonçait dans la nuit. Cette vision m'a remis suffisamment de bonne humeur pour continuer l'aventure (car évidemment, Hannibal filait déjà sur ses traces, à longues enjambées provençales). Je me suis lancé à leur poursuite. J'essayais de foncer moi aussi, mais j'étais si hilare que je n'allais pas très vite.

Je les ai retrouvés en bien triste posture. Le vieux chauve était couché sur le dos au beau milieu de la rue, et Hannibal à califourchon dessus le rouait de coups. Le grand-père tenait plus à sa chaîne qu'à la vie (la petite Auvergnate, ça vous marque un homme pour le restant de ses jours), et la protégeait de ses deux mains en hurlant éperdument «Au voleur!» La petite tuberculeuse devait danser la gigue dans sa tombe. Ça saignait, ça craquait, de la bouillie de vieille tête, de la mélasse aux rides. Là, tout de même, ça m'a dégrisé – on n'est pas de bois. Je me suis demandé comment ce vieux pouvait être aussi con, et avec cette fois le sincère désir de sauver mon prochain, même con, j'ai bondi sur le dos d'Hannibal comme une bête féroce (ah il fallait me voir, c'était magnifique, le puma qui saute de sa branche pour terrasser sa proie).

Ensuite, nous avons vécu tous les trois quelques secondes dramatiques. Je tirais les cheveux d'Hannibal pour libérer le vieux, je m'acharnais sur ses oreilles (bonnes prises, car il les avait amples), j'essayais de l'étrangler, je rugissais pour me donner de la force, en dessous le vieux n'arrêtait pas de brailler comme un porc qu'on torture et, pris en sandwich entre nous, Hannibal s'était mis à crier lui aussi, se sentant vaguement attaqué par-derrière. Les trois lutteurs hurlants: très spectaculaire. Rapidement, grâce à un coup de coude puissant et précis, Hannibal s'est débarrassé de moi. Je me suis retrouvé projeté de nouveau au sol et j'ai roulé dans le caniveau.

Mon intervention barbare a sans doute déboussolé le vieux, car Hannibal a enfin réussi à lui arracher sa précieuse chaîne. Il s'est enfui, d'abord en courant, puis non, en marchant.

Je me suis relevé tant bien que mal (cette fois je me sentais moins bien, j'avais l'impression d'avoir l'oeil au fond du crâne). Le vieux chauve, assis sur le bitume, la tête en charpie, continuait à ululer au voleur comme un lapin mécanique qui patine sur place contre un mur. Quel con.

– J'ai fait ce que j'ai pu, monsieur, je suis désolé. Ça va? Vous auriez dû vous protéger le visage, plutôt.

– Au voleur! On m'a volé ma chaîne!

– Je sais, oui. Je vais appeler un médecin, ne bougez pas.

– On m'a volé ma chaîne! Au voleur!

Quel con. Bon, l'Auvergnate, d'accord. Je me suis retenu pour ne pas lui envoyer un coup de pied dans la bouche et suis parti à la recherche d'Hannibal pour récupérer la chaîne (j'ai ce soir-là accumulé les erreurs avec une constance hors du commun).

J'ai retrouvé le voleur sous un porche dans une rue voisine. Il contemplait son butin, calme, revenu de sa crise de folie délinquante. Comme après tous les paroxysmes, la redescente était pénible: abattu, il examinait son piteux trésor, presque honteux.

Je me suis mis à lui parler (sans me souvenir une seconde qu'il pouvait à tout moment me briser la mâchoire) pour qu'il me rende la chaîne, que je me chargerais de restituer à son propriétaire éploré – je ne sais quel élan crétin me poussait à tant de bienveillance envers le détroussé, qui geignait sans doute encore par terre dans sa rue de souffrance.

– Tu as des billets plein les poches et tu mets un pauvre type en morceaux pour une chaînette en plaqué…

– Je m'en fous, je la garde, je la mettrai, me disait-il, les yeux baissés. Excuse-moi pour tout à l'heure, au fait, mais tu m'énervais.

– Non, ne t'excuse pas, je n'ai rien senti. Et puis c'était normal, j'essayais de t'arracher les oreilles. Tu as eu un réflexe naturel.

– De toute façon, je fais ce que je veux. Faut le savoir.

Et là-dessus, il s'est éloigné comme si je n'existais plus.

Je l'ai suivi. Abruti, je l'ai suivi. Nous avons marché pendant je ne sais combien de temps l'un à côté de l'autre, comme deux matelots dépressifs dans la nuit glaciale. Nous avons fini par échouer au bord de la rue de Rivoli, il est monté dans un taxi qui traînait et j'ai fait une ultime tentative, va-tout vibrant d'émotion, misant sur un remords de dernière seconde. Il a claqué la portière sans m'avoir rendu le quart d'un maillon. C'est le seul coup de chance que j'aie eu de la soirée.

Tout enveloppé d'émouvantes pensées d'ivrogne, j'ai regardé s'éloigner le taxi («Va, Hannibal, nos routes ne se croiseront plus, va à ton existence de petit casseur, va à ta misère, je ne saurai jamais ce que tu es devenu»), je regardais s'éloigner le taxi, s'éloigner le taxi – ces choses d'ivrogne, c'est à peu près ce que l'on devrait ressentir toujours en voyant quelqu'un disparaître, aller se fondre à jamais dans le monde; mais sobre, on pense vite à autre chose.

Sur le chemin qui me ramenait chez moi, je suis passé par la rue où j'avais laissé le massacré, riant par avance à l'idée de le trouver toujours assis disloqué à hurler, au voleur. Mais non, il ne restait qu'un peu de son sang, rouge sombre sur le macadam, une trace scandalisée.

À quelques pas de la porte de mon immeuble, j'ai croisé une voiture au ralenti qui bringuebalait et ferraillait de partout. Dix mètres plus loin, elle a freiné brusquement avec un crissement de cinéma. La portière arrière s'est ouverte et j'ai vu en sortir la tête tuméfiée du vieux chauve.

– C'EST LUI!

Oui, c'est moi. Quelque chose dans le ton de sa voix m'a prévenu que je n'allais pas voir sortir de la voiture une hôtesse en maillot de bain qui viendrait déposer un gros bouquet de fleurs à mes pieds en récitant quelque compliment pour louer mon altruisme et mon courage. Pourtant, hein… Il avait la voix d'un fou sanguinaire.

Je m'attendais plutôt à voir surgir un bataillon de mercenaires assassins – en maillot de bain peut-être, mais bon.

Deux personnes blondes sont sorties de la voiture. À première vue, peu aimables. Mais refusant de céder au pessimisme et aux préjugés, je me suis contenté de remarquer deux visages disgracieux: un homme et une femme (je ne l'ai compris que quelques instants plus tard – sur le coup, j'ai vu deux molosses), vêtus de manière à peu près identique, en blouson de cuir noir. Dans mon souvenir, je les revois mâchoires serrées, lèvres retroussées, narines dilatées et frémissantes, front barré de veines saillantes, mais c'est probablement une sorte d'hallucination rétrospective. La femelle avait l'avant-bras droit plâtré. C'était donc le mâle qui allait tenter de me régler mon compte. Je n'avais rien fait de mal, de toute façon. Il ne fallait pas que je m'inquiète, je n'avais rien fait de mal. Je les regardais sans bouger d'un centimètre (car je n'avais rien à craindre).