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Après cette promenade de réacclimatation euphorique, j'avais donc fini par me décider à rentrer chez moi, quand, en tournant jovial au coin de la rue du Pélican, une petite rue déserte et sombre près de la Seine, j'ai heurté une grande chose froide, humide et molle.
Quelques minutes plus tôt, j'avais reçu une sorte d'avertissement, comme toujours: j'avais failli me faire écraser par une comédienne célèbre. Je traversais la rue du Louvre, non loin de la poste, quand un taxi venant de la rue Etienne-Marcel m'a foncé dessus. J'ai bondi en arrière, mais je n'ai pas osé tendre le bras pour stopper la femme qui traversait à côté de moi. Le taxi a freiné brusquement et paf tapé dans la femme (qui n'a pas eu grand-chose, de gros bleus, ou au pire une jambe un peu cassée). La comédienne est descendue, affolée, rapide et très belle avec ses petites lunettes bleues, et s'est précipitée vers la fille (il aurait bien sûr été injuste qu'elle se précipite vers moi, qui n'avais rien, mais enfin le monde est fait d'injustices). Pendant qu'ils attendaient les pompiers, je suis resté là un moment, dans l'espoir qu'un coup de foudre terrasse la comédienne au moment où elle croiserait mon regard. Elle m'a vaguement regardé une ou deux fois par-dessus ses lunettes rondes, mais sans réelle fascination. Alors je suis parti.
J'ai poursuivi ma route, sans me douter une seconde que cette collision avec une comédienne pouvait en annoncer une autre. Quelques instants plus tard, donc, je tourne gaiement dans la rue du Pélican et je percute une masse froide, humide et molle. Je recule d'un pas, effrayé, je regarde: c'est une femme, jeune. Trempée des pieds à la tête, une fille ruisselante, debout les bras ballants au milieu d'une grande flaque d'eau.
J'ai d'abord cédé à un réflexe de dégoût, l'impression d'avoir tamponné une otarie, ou quelque chose comme ça: j'ai reculé d'un bond et ébauché un mouvement de la main vers mon manteau pour m'essuyer, presque pour vite ôter les algues. Mais je me suis ressaisi (le geste pouvait la blesser, elle ne semblait pas d'excellente humeur), et j'ai porté cette main folle à ma bouche, en essayant d'adopter une petite mine comique.
– Oups, pardon.
Elle me dévisageait, muette et immobile. Une vision déconcertante, je ne savais pas quoi faire. Trempée. (Il n'avait pas plu depuis un moment.) De plus, elle tenait un tabouret cassé à la main. Cette statue de l'indifférence, mouillée, armée d'un tabouret, postée dans une petite rue obscure, ce n'était pas rassurant.
– Vous…
Non, je n'arrivais pas à parler. Elle me faisait peur. D'autant qu'il me semblait percevoir au fond de ses yeux une lueur de froid mépris, ce qui évidemment n'arrangeait pas mes affaires. («Halvard Sanz n'aurait jamais dû tourner le coin de cette rue…») La seule chose pourtant qui me paraissait inconcevable, c'était de continuer mon chemin comme si de rien n'était ou, pis, de faire demi-tour et de m'enfuir. Mais je ne pouvais pas non plus rester éternellement en face d'elle à me dandiner.
Je n'ai pas la vue assez aiguisée pour distinguer sur une joue les larmes de l'eau, mais ses yeux rouges et froissés laissaient supposer qu'elle venait de pleurer (en tout cas je préférais le croire, car imaginer qu'elle avait naturellement de grands yeux de lave, non merci). Elle m'apparaissait soudain un peu plus humaine. Une grande fille brune en pleurs tout inondée d'eau glaciale, bon, ses vêtements trempés comme de l'éponge (une robe très simple, bleu pâle, un blouson épais, bleu sombre, un petit sac de toile, bleu), les cheveux longs et luisants, collés d'eau par paquets, dégoulinants comme si elle sortait d'une mare – mais elle devait être jolie, sèche. Un tabouret, bon. Ce n'était pas du mépris, au fond de ses yeux, mais une sorte de fatalisme, de découragement. Elle me regardait m'empourprer ballot, elle me regardait sans haine, comme une femme dont ce n'est pas le jour. J'ai furtivement pensé lui expliquer que durant ces dernières vingt-quatre heures je n'avais pas non plus vécu que des moments magiques, mais je sentais que ce serait déplacé.
– Vous êtes tombée dans la Seine?
Oui je sais que je n'aurais rien pu trouver de plus idiot à demander, mais ce face-à-face silencieux devenait terrifiant – et inconsciemment, depuis le début, j'avais associé cette fille à la Seine, toute proche; elle ne pouvait pas, à mon avis, sortir d'ailleurs. À l'expression accablée de son visage, j'ai compris que je venais de perdre mes dernières chances de me mettre en valeur (et puis, pour ne pas avoir l'air embarrassé ou apeuré par son aspect, j'avais posé ma question sur un ton qui se voulait très naturel et décontracté (à peu près «Vous habitez le quartier?») – en me répétant cette phrase à voix haute, je comprends sa consternation).
Cependant, et beaucoup n'en auraient pas fait autant, elle s'est donné la peine de répondre (elle bougeait pour la première fois depuis que nous nous étions rencontrés): affligée, elle a remué presque imperceptiblement la tête de droite à gauche, en se demandant si je n'étais pas un peu crétin, puis, d'un front fatigué, m'a désigné une fenêtre au-dessus de nous. J'ai levé la tête à mon tour, un appartement éclairé, une fenêtre cassée, au deuxième étage. Ça ne m'aidait pas tellement. Elle avait sauté de chez elle à travers la fenêtre, un tabouret à la main, dans une flaque d'eau?
– Qu'est-ce qui s'est passé?
– Un type m'a jeté une bassine d'eau sur la tête.
Elle avait une drôle de voix, les cordes vocales mal assurées, une voix un peu éraillée de petite fille grandie (elle semblait un peu plus jeune que moi, vingt-six ou vingt-sept ans). Enfin la discussion s'engageait (avec sans doute une suite facile, je pensais, car il manquait vraisemblablement plusieurs détails). Plus à l'aise, j'ai levé une nouvelle fois les yeux vers le carreau cassé.
– À travers sa fenêtre?
Elle a lâché le tabouret et s'est enfuie à toute vitesse. Je n'ai pas une trop haute opinion de moi-même, mais de là à penser que je puisse être exaspérant au point qu'on se sauve en flèche pour ne plus me voir ni m'entendre… Alors naturellement, je me suis retourné pour savoir ce qui l'avait incitée à fuir.