– Pierre-Yves, s'exclama-t-il.
– Hon, vibrèrent avec chaleur les cordes vocales de l'officier de marine.
Ils s'empoignèrent par la main droite, usant de la gauche pour se claquer les omoplates. Un registre à la main, Jouvin considérait ce rituel du fond de sa chemise. Poursuivons, fit-il prudemment lorsque le rythme des claques commença de faiblir.
Chaque visiteur lui était l'occasion de parcourir l'usine en prononçant des chiffres. Laissant les bacs de coagulation, l'époux Jouvin précéda le capitaine dans les salles suivantes où l'on pressait, lavait, découpait le coagulat en feuilles minces, qu'ensuite l'on séchait et fumait dans une chambre spéciale empestée de créosote. Le duc s'abstint d'y pénétrer, jetant des regards sur les ouvrières affairées, leur adressant différentes sortes de sourire selon.
Le capitaine était en larmes au sortir du séchoir-fumoir. Sans cesser un instant d'énumérer, l'inaffectif Raymond tint à poursuivre jusqu'à l'atelier d'emballage, terme de la chaîne de production. Plus tard, dans l'entrepôt, adossés au mur élastique, ils convinrent que le stock serait chargé le soir même sur le nouveau camion de la plantation, celui-ci gagnant le lendemain matin la station côtière où le Boustrophédon avait jeté l'ancre. On se revoit pour dîner, dit Jouvin, pour signer les papiers. Puis il s'en fut, l'air affairé. Comme il régnait un peu de relative fraîcheur dans l'entrepôt, le capitaine remit sa casquette en s'aidant des deux mains. Quoi de neuf à bord, s'enquit poliment Pons.
– Ça va, ça va bien. Quoique les gars sont énervés de temps en temps, je ne sais pas à quoi ça tient. Chacun leur personnalité, hein.
– Vous allez revenir quand, Pierre-Yves? C'est pour quand, le prochain transport?
Illinois tira de son uniforme un robuste carnet de carton fort, fermé par un large élastique, et qu'il feuilleta quelques instants avant de présenter une page à Pons: imprimée en bleu clair, pas bien droit, la date se situait quarante jours plus tard.
– Ça pourrait aller, dit Pons, ça peut encore aller. Vous revenez à vide?
L'index marin, durci comme de la vieille sacoche, descendit de cinq centimètres sur la page où s'alignaient les mots pièces détachées, semences, vin, d'une grosse écriture ronde et presque trop lisible.
– Il vous restera un peu de place? Ce serait pour pas grand-chose, une dizaine de caisses. Cinq ou six mètres cubes.
Le capitaine réfléchit, puis hocha.
– C'est bien, dit le duc, je serai là-bas de toute façon, je dois faire le voyage. Ensuite je reviendrai avec le chargement. Je m'occuperai de tout ça, l'embarquement et tout, ça ne gênera pas. On se revoit au dîner?
L'officier de marine s'éloigna dans le soleil, rejetant crânement sa veste sur son épaule, rajustant sa visière sur ses brefs cheveux sains, chaloupant dans son pantalon salé. Pons le suivit du regard avant de retourner aux champs.
Le soir, après le dîner, Pons avait réintégré son bungalow dont il arpenta les deux pièces un moment. Il était amer, son esprit s'encombrait d'une tristesse agacée que démultipliait ce repas ridicule: Luce qui piquait du nez dès la salade, Jouvin se prévalant de sa prospective, le capitaine et son lexique étroit; le duc, lui, s'était emmerdé. Il entreprit de ranger encore sa table où durcissaient les restes de son déjeuner, où les pages des revues adossées aux murs s'affaissaient comme des ailes d'oiseaux morts. Il fit un peu de vaisselle puis revint s'asseoir devant ses plans et ses photographies de jardins astronomiques.
Il s'était abstrait là-dedans, rêvant à son gnomon qui serait, oui, d'échelle haussmannienne. Nombre d'instruments de mesure l'entoureraient, plein de gradations et de cadrans sur lesquels son ombre portée produirait plein de sens. Ce serait donc, inspirée de Jai Singh II, une de ces gigantesques équerres étroites, percées d'alvéoles, comme il s'en trouve dans quelques villes de l'Inde du Nord depuis deux ou trois siècles. Un escalier dentellerait sa raide hypoténuse orientée vers le pôle, Pons y grimperait chaque jour, chaque nuit, pour procéder à maint relevé. La forme et la découpe de son projet, la possibilité de monter dessus, tout cela procurait une exaltation toujours neuve au duc Pons qui voyait là, oui, l'idéale trace qu'on pût laisser de son passage sur terre. Restait ce problème de la matière première, avec lequel il fit comme chaque soir quelques passes, avant de le renvoyer au toril en compagnie des autres questions pendantes. Pons n'était pas pressé, Pons avait le temps: sans doute terminerait-il ici son existence dont rien ne laissait prévoir une trop proche issue, on s'accommode tard des amibes. Il avait refermé le dossier, il regarda le mur en face de lui.
Outre la photo du neveu à treize ans (adossé à un platane, le petit Paul J. s'efforce de sourire mais il paraît souffrant, convalescent), il y a là celle de l'un des appareils (Rashivalaya Yantra) construits par Jai Singh II, une carte postale cachetée à Rayonne en août 1953 («Mon petit Jeff, il fait très beau, j'ai retrouvé plein de gens de l'an dernier, Gérard dont tu te souviens sûrement, il était là l'an dernier, il fait vraiment très chaud, je te serre contre moi, Lili»), un polaroïd (avec très peu de cuir noir sur elle) d'une femme rencontrée au cours d'un voyage d'affaires à Singapour. Tout cela tient à l'aide de punaises à tête bleue,
Les yeux de Pons se sont arrêtés sur la photographie du garçon. Ses mains cherchent à tâtons sur la table, attirent un bloc de papier à lettres par avion. Les enveloppes assorties viennent avec, puis un crayon décolle de sa base en fer blanc. Le duc lève le crayon, l'immobilise en point fixe au-dessus du bloc, son regard flou s'est maintenant retourné sur des souvenirs qui grouillent à l'intérieur de lui. Puis il écrit. La date en haut, à droite. Mon petit Paul.