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A la même heure, on n'avait pas quitté la table à Chantilly, Nicole Fischer saupoudrait son café de sucre à basses calories. Nicole Fischer serrait contre elle un pékinois boudeur nommé Bébé d'Amour, lequel bavait lentement tout en projetant sur l'assistance des regards caporaux. Nicole Fischer portait un tailleur carrelé de gris-blanc strié de filets bordeaux, et des chaussures en petit lézard. Nicole Fischer, maintenant, était une femme pâle aux yeux clairs, aux doigts translucides, aux traits nostalgiques, apparence dont le maintien requérait une folle obstination, une énergie démesurée, un soin semblable à celui qu'elle prenait à réunir et faire bouffer tous les matins ses cheveux platine en un bloc ovoïde élevé sur le sommet de son crâne fin, légèrement vers l'arrière, tel un ballon de rugby calé de guingois dans le terrain lourd avant la transformation de l'essai.

Charles, assis près de Nicole, secouait doucement sa tête lorsqu'elle se tournait vers lui. En face d'eux, Gazol examinait son assiette vidée. Justine au bout de la table regardait Charles avec intérêt calme, douce curiosité. Bébé d'Amour enfin, blotti dans l'angora, levait toujours un oeil fourbe sur le monde; sa bave dégoulinait en abondance le long de ses poils mais stoppait juste à leur extrémité, sans jamais souiller le vêtement de la dame, on avait dû le dresser.

– C'est à propos de Jean-François, avait annoncé Nicole. C'est pour lui que je vous ai demandé de venir.

Où est-il, que fait-il, qu'arrive-t-il à Jean-François, se fussent écriés des amis fidèles. Nul ne s'était écrié. Gazol avait tordu sa bouche et pris son nez entre deux doigts, Charles baissa les yeux. Vous vous souvenez quand même de Jeff, dit Nicole en faisant vibrer la mémoire dans sa voix (qu'ils avaient donc aimé cette voix, naguère), il m'a écrit. Quel genre d'ennuis? fit abruptement Gazol. Un rire s'éleva d'elle, à peine altéré – ce rire en dièse aussi, ils avaient tant aimé.

– Pas du tout, dit Nicole, aucun ennui. Juste un peu d'aide, ça n'a pas l'air bien grave, il a pensé à nous. Il pense à nous, c'est tout.

– J'ai eu des histoires moi aussi, se rappela Gazol au bout d'un moment, mais je n'ai pas fait d'histoires. Je me suis débrouillé seul. On est seul, Nicole, on s'arrange seul, comprenez-vous. Moi aussi, j'ai eu des ennuis.

Charles n'évoqua pas les siens, évidemment visibles. Se portant ailleurs, ses yeux croisèrent ceux de Justine.

– Vous m'auriez aidé, quand ça n'allait pas? poursuivait Gazol. D'ailleurs j'en ai toujours, moi, des ennuis, alors vous allez m'aider? Qu'est-ce que vous allez faire pour moi?

– Bien sûr, Vincent, prétendit Nicole, il fallait le dire. Il suffit de parler.

– Vous ne pouvez rien pour moi, fit Gazol en baissant la tête et creusant le thorax.

L'échange se poursuivit un peu, dégénérant, progressivement dépouillé d'arguments, bientôt réduit à un antagonisme brut. Charles n'écoutait plus, étudiant les reliefs d'aliments sur la table. Un bruit de chaise l'extirpa de sa distraction, Gazol venait de se lever, brisant là: navré, Nicole, désolé mais non, c'est non. Charles par instinct se dressait aussi, tout le monde parut gêné, il y eut un silence et personne ne bougeait, les femmes assises et les hommes debout, comme dans les tableaux de Fantin-Latour. Puis Gazol s'en fut, Charles se rassit. Alors tu restes? fit Nicole, tu es d'accord? Sans répondre il tira vers lui une soucoupe regarnie de charlotte. Peu après, Justine lui montrait sa chambre.

Elle donnait sur des buissons, des arbres avec des oiseaux dessus qui piaillaient dans l'aigreur. Le papier peint rosé-crème figurait des marquises sous ombrelle et sur escarpolette, des ifs et des puits, des lévriers abrutis. Deux tableaux: un aïeul, un paysage plat. Un Heraklès de bronze luttait sur la commode avec un lion de Némée. Justine sortit en fermant la porte après elle, et Charles s'assit sur le lit. Cela manquait un peu de lumière, quand même, c'était encore au nord. Justine revint avec des vêtements de rechange et des serviettes de bain qu'elle répartit dans les tiroirs de la commode. Vous ne voulez rien d'autre, vous n'avez besoin de rien? Une radio, quelque chose à lire. Un journal.

– Non, dit Charles.

Il s'était relevé, ne sachant que faire de lui, les bouts de ses doigts lui paraissaient inoccupés. Il alluma une lampe, ça n'éclairait guère mieux, il l'éteignit. Bébé d'Amour passa derrière la porte en rageant faiblement.

– Je vous remercie, dit Charles.

Justine se tourna vers lui en souriant rapidement. C'est au fond du couloir, dit-elle en montrant les serviettes.

– C'est bien, dit Charles, mais le vélo? Comment on fait pour le vélo?