Je dois dire que, même dans une petite ville comme Wilno, dans cette province ni lituanienne, ni polonaise, ni russe, où les photographies de presse n'existaient pas encore, la ruse que ma mère imagina était singulierement osée et eut fort bien pu nous expédier une fois de plus sur la grand-route, avec notre baluchon.

Bientôt, en effet, un faire-part informait "la société élégante" de Wilno, que M. Paul Poiret lui-même, venu tout spécialement de Paris, allait inaugurer les salons de "Haute Couture Maison Nouvelle", 16, rue de la Grande-Pohulanka, à quatre heures de l'après-midi.

Ainsi que je l'ai dit, ma mère, lorsqu'elle avait pris une décision, allait toujours jusqu'au bout, et même un peu plus loin. Le jour convenu, alors qu'une foule de belles dames grasses se pressait dans l'appartement, elle n'annonca pas que "Paul Poiret, empêché, nous prie de l'excuser". Ce genre de petite habilete n'était pas dans sa nature. Decidée à frapper un grand coup, elle produisit M. Paul Poiret en personne.

Au temps de sa " carrière théâtrale ", en Russie, elle avait connu un acteur-chanteur francais, un de ces eternels errants des tournées périphériques, sans talent et sans espoir, un dénommé Alex Gubernatis. Il végétait alors vaguement à Varsovie, où il était devenu perruquier de théâtre, après avoir resserré de plusieurs crans la ceinture de ses ambitions, en passant d'une bouteille de cognac par jour à une bouteille de vodka. Ma mere lui envoya un billet de chemin de fer et, huit jours plus tard, Alex Gubernatis incarnait dans les salons de "Maison Nouvelle", le grand maître de la Haute Couture parisienne, Paul Poiret. Il donna à cette occasion le meilleur de lui-même. Vêtu d'une incroyable pèlerine écossaise, d'un pantalon à petits carreaux affreusement collant qui révélait, lorsqu'il se courbait pour baiser la main de ces dames, une petite paire de fesses pointues, une cravate Lavallière nouée sous une pomme d'Adam démesurée, il allongeait, vautré dans un fauteuil, des jambes interminables sur le parquet fraichement ciré, un verre de mousseux à la main, évoquant d'une voix de fausset les grandeurs et ivresses de la vie parisienne, citant les noms des gloires depuis vingt ans disparues de la scène, passant de temps en temps dans sa moumoute des doigts inspires, comme une sorte de Paganini du cheveu. Malheureusement, vers la fin de l'après-midi, le mousseux faisant son oeuvre, ayant réclame le silence, il commença par réciter à l'assistance le deuxieme acte de L'Aiglon, après quoi, la nature reprenant le dessus, il se mit a glapir d'une voix affreusement enjouée des fragments de son répertoire de caf'conc', dont le refrain intéressant et quelque peu enigmatique est resté dans ma mémoire: " Ah! Tu l'as voulu, tu l'as voulu, tu l'as voulu – Tu l'as bien eu, ma Pomponnette!", ponctué d'un claquement du talon et de ses doigts osseux, et d'un clin d'oeil particulièrement fripon adressé à la femme du chef de l'orchestre municipal. A ce moment-là, ma mère jugea plus prudent de l'emmener dans la chambre d'Aniela où il fut allongé sur le lit et enfermé à double tour. Le soir même, avec sa pèlerine écossaise et son âme d'artiste bafoué, il reprenait le train pour Varsovie, protestant avec véhémence contre une telle ingratitude et une telle incompréhension des dons dont le ciel l'avait comblé.

Vêtu d'un costume de velours noir, j'assistais à l'inauguration; je ne quittais pas des yeux le superbe M. Gubernatis et, quelque vingt-cinq ans après, je m'en inspirai pour le personnage de Sacha Darlington, dans mon roman Le Grand Vestiaire.

Je ne crois pas que cette petite supercherie ait eu des motifs uniquement publicitaires. Ma mère avait besoin de merveilleux. Elle rêva toute sa vie de quelque démonstration souveraine et absolue, d'un coup de baguette magique, qui confondrait les incrédules et les narquois, et viendrait faire régner partout la justice sur les humbles et les démunis. Lorsqu'elle demeurait, au cours des semaines qui précédèrent l'inauguration de nos salons, le regard perdu dans l'espace, le visage inspiré et ébloui, je sais bien, aujourd'hui, ce qu'elle voyait: elle voyait M. Paul Poiret faire son apparition devant sa clientèle réunie, lever la main, réclamer le silence, et désignant ma mère à l'assistance, vanter longuement le goût, le talent et l'inspiration artistique de son unique représentant à Wilno. Mais elle savait bien, malgré tout, que les miracles se produisent rarement et que le ciel a d'autres chats à fouetter. Alors, avec un de ses sourires un peu coupables, elle avait fabriqué le miracle de toutes pièces et forcé un peu la main au destin – on avouera cependant que le destin est plus coupable que ma mère et qu'il a bien davantage à se faire pardonner. En tout cas, la supercherie ne fut, à ma connaissance, jamais éventée, et «Maison Nouvelle, grand salon de Haute Couture parisienne» fut lancée avec éclat. En quelques mois, toute la riche clientèle de la ville vint s'habiller chez nous. L'argent afflua dans nos caisses avec une abondance accrue. L'appartement fut redécoré; des tapis moelleux couvrirent nos parquets, et je me gorgeai de rahat-lokoums, en regardant, assis sagement dans un fauteuil, les belles dames se déshabiller devant moi. Ma mère tenait beaucoup à ce que je fusse là, vêtu de velours et de soie; j'étais exhibé à ces personnes, conduit à la fenêtre et invité à lever les yeux au ciel, pour que la clientèle pût admirer comme il convenait leur couleur bleue; on me caressait la tête, on me demandait mon âge, on s'extasiait, pendant que je léchais le sucre sur le lokoum, observant avec intérêt toutes ces choses nouvelles pour moi dont le corps féminin était nanti.

Je me souviens encore d'une certaine chanteuse de l'Opéra de Wilno, dont le nom, ou le pseudonyme, était Mlle La Rare. Je devais avoir alors un peu plus de huit ans.

Ma mère et la modéliste étaient sorties du salon, en emportant «le modèle de Paris» pour opérer quelque suprême ajustement. Je demeurai seul avec Mlle La Rare, très déshabillée. Je la contemplai morceau par morceau, en léchant mon rahat-lokoum. Quelque chose, dans mon regard, avait dû paraître familier à Mlle La Rare, parce qu'elle saisit brusquement sa robe et s'en couvrit. Comme je continuais à la détailler, elle courut se réfugier derrière le miroir de la table de toilette. Je me sentis furieux et, faisant le tour de la table, je me plantai résolument devant Mlle La Rare, les jambes écartées, le ventre en avant et me mis à lécher mon lokoum rêveusement. Lorsque ma mère revint, elle nous trouva figés ainsi l'un devant l'autre, dans un silence glacé.

Je me souviens que ma mère, après m'avoir fait sortir du salon, me serra dans ses bras et m'embrassa avec une extraordinaire fierté, comme si j'avais enfin commencé à justifier les espoirs qu'elle avait placés en moi.

Malheureusement, l'entrée du salon me fut désormais interdite. Je me dis souvent qu'avec un peu d'habileté et un peu moins de franchise dans le regard j'aurais pu gagner encore au moins six mois.

CHAPITRE IX

Les fruits de notre prospérité se mirent à pleuvoir sur moi. J'eus une gouvernante française et je fus vêtu d'élégants costumes de velours spécialement coupés pour moi, avec des jabots de dentelle et de soie et, pour faire face aux intempéries, je fus affublé d'une surprenante pelisse d'écureuil dont les centaines de petites queues grises, tournées vers l'extérieur, provoquaient l'hilarité des passants. On me donna des leçons de maintien. On m'apprit à baiser la main des dames, à les saluer en faisant une sorte de plongeon en avant et en ramenant en même temps un pied contre l'autre, et à leur offrir des fleurs: sur ces deux points, le baise-main et les fleurs, ma mère était particulièrement intraitable.

– Tu n'arriveras à rien sans cela, me disait-elle, assez mystérieusement.

Une ou deux fois par semaine, lorsque quelques clientes de marque visitaient nos salons, ma gouvernante, après m'avoir brossé, pommadé, relevé mes chaussettes et noué soigneusement l'énorme jabot de soie sous le menton, me faisait effectuer mon entrée dans le monde.

J'allais de dame en dame, faisant ma courbette, ramenant un pied contre l'autre, baisant les mains, levant les yeux le plus haut possible à la lumière, ainsi que ma mère me l'avait appris. Les dames s'extasiaient poliment, et celles qui savaient se montrer particulièrement enthousiastes dans leurs exclamations obtenaient en général un rabais considérable sur le prix du «dernier modèle de Paris». Quant à moi, n'ayant déjà d'autre ambition que de faire plaisir à celle que j'aimais tant, je levais les yeux à la lumière à tout bout de champ, n'attendant même plus qu'on me le demandât -tout au plus me permettais-je, pour ma distraction personnelle, de remuer les oreilles, petit talent dont je venais d'apprendre le secret auprès de mes camarades de la cour. Après quoi, ayant à nouveau baisé la main de ces dames, fait mes courbettes, claqué les talons, je courais joyeusement derrière le dépôt de bois où, coiffé d'un tricorne de papier et armé d'un bâton, je défendais l'Alsace-Lorraine, marchais sur Berlin et accomplissais la conquête du monde jusqu'à l'heure du goûter.

Souvent, avant de m'endormir, je voyais ma mère entrer dans ma chambre. Elle se penchait sur moi et souriait tristement. Puis elle disait:

– Lève les yeux…

Je levais les yeux. Ma mère demeurait penchée sur moi un long moment. Puis elle m'entourait de ses bras et me serrait contre elle. Je sentais ses larmes sur mes joues. Je finis bien par me douter qu'il y avait là quelque chose de mystérieux et que ces larmes troublantes, ce n'était pas moi qui les inspirais. Un jour, je finis par interroger Aniela là-dessus. Avec l'avenement de notre prpspérité matérielle, Aniela avait été promue au rang de «directrice du personnel» et généreusement rétribuée. Elle détestait ma gouvernante, qui la séparait de moi, et faisait tout ce qu'elle pouvait pour rendre la vie impossible à la «mamzelle», ainsi qu'elle l'appelait. Un jour, donc, me jetant dans ses bras, je lui demandai – Aniela, pourquoi maman pleure-t-elle en regardant mes yeux?

Aniela parut gênée. Elle était avec nous depuis ma naissance et il y avait peu de choses qu'elle ignorait.

– C'est à cause de leur couleur.

– Mais pourquoi? Qu'est-ce qu'ils ont, mes yeux? Aniela poussa un gros soupir.

– Ils la font rêver, dit-elle évasivement.

Il me fallut plusieurs années pour m'orienter dans cette réponse. Un jour, je compris. Ma mère avait déjà soixante ans et moi vingt-quatre, mais parfois son regard cherchait mes yeux avec une tristesse infinie, et je savais bien que dans le soupir qui soulevait alors sa poitrine, ce n'était pas de moi qu'il s'agissait. Je la laissais faire. Dieu me pardonne, il m'est même arrivé, à l'âge d'homme, de lever exprès les yeux vers la lumière, et de demeurer ainsi, pour l'aider à se souvenir: j'ai toujours fait pour elle tout ce que j'ai pu.