La porte me fut ouverte par Aniela et celle-ci, sans un mot d'explication, me saisit par la main et m'entraîna dans ma chambre. Là, elle se livra sur moi à des travaux de propreté prodigieux. L'atelier de couture vint à la rescousse et toutes les filles, Aniela dirigeant les opérations, se mirent à me frotter, savonner, laver, parfumer, habiller, déshabiller, rhabiller, chausser, coiffer et pommader avec un empressement dont je ne devais plus connaître d'égal et que j'attends pourtant toujours de ceux qui vivent avec moi. Souvent, en rentrant du bureau, j'allume un cigare, je m'assieds dans un fauteuil, et j'attends que quelqu'un vienne s'occuper de moi. J'attends en vain. J'ai beau me consoler en pensant qu'aucun trône n'est solide à l'époque actuelle, le petit prince en moi continue à s'étonner. Je finis par me lever et par aller prendre mon bain. Je suis obligé de me déchausser et de me déshabiller moi-même et il n'y a même plus personne pour me frotter le dos. Je suis un grand incompris.

Pendant une bonne demi-heure, Aniela, Maria, Stefka et Halinka s'affairèrent autour de moi. Ensuite, les oreilles écarlates et meurtries par les brosses, un immense noeud de soie blanche autour du cou, chemise blanche, pantalon bleu, souliers à rubans blancs et bleus, je fus introduit dans le salon.

Le visiteur était assis dans un fauteuil, les jambes allongées. Je fus frappé par son regard étrange, d'une clarté et d'une fixité légèrement inquiétantes et comme animales, sous des sourcils qui donnaient à ses yeux quelque chose d'ailé. Un sourire un peu ironique errait sur ses lèvres serrées. Je l'avais vu deux ou trois fois au cinéma et je le reconnus immédiatement. Il m'examina longuement, froidement, avec une sorte de curiosité détachée. J'étais très inquiet, mes oreilles sonnaient et brûlaient et l'odeur d'eau de Cologne dans laquelle je baignais me faisait éternuer. Je sentais confusément que quelque chose d'important était en train de se passer, mais je ne savais guère quoi. J'en étais encore à mes débuts d'homme du monde. Bref, complètement abruti et désorienté par les préparatifs qui avaient précédé mon entrée dans le salon, décontenancé par le regard fixe et le sourire énigmatique du visiteur et encore plus par le silence qui m'accueillit et l'attitude bizarre de ma mère, que je n'avais jamais vue aussi pâle, aussi tendue, le visage figé et semblable à un masque, je commis une gaffe irréparable. Comme un chien trop bien dressé qui ne peut plus s'arrêter de faire son numéro, je m'avançai vers la dame qui accompagnait l'étranger, je fis une courbette, claquai un pied contre l'autre, lui baisai la main, et ensuite, m'approchant du visiteur lui-même, je perdis complètement les pédales et baisai sa main également.

Le résultat de mon impair fut heureux. L'atmosphère de contrainte glacée qui régnait dans le salon disparut aussitôt. Ma mère me saisit dans ses bras. La belle dame rousse en robe couleur d'abricot vint m'embrasser à son tour. Et le visiteur me prit sur les genoux et, pendant que je sanglotais, conscient de la monstruosité de ma gaffe, il me proposa d'aller faire une promenade en automobile, ce qui eut pour effet de faire cesser mes larmes instantanément.

Je devais revoir Ivan Mosjoukine souvent, sur la Côte d'Azur, à la «Grande Bleue», où je venais boire un café avec lui. Il fut une vedette de cinéma célèbre jusqu'à l'avènement du parlant. A ce moment-là, son accent russe très fort et dont il n'essaya, du reste, jamais de se débarrasser, lui rendit la carrière très difficile et, peu à peu, le condamna à l'oubli. A plusieurs reprises, il m'aida à faire de la figuration dans ses films, pour la dernière fois, en 1935 ou 1936, dans une histoire de contrebandiers et de sous-marins, où il expirait, à la fin, dans un nuage de fumée, son bateau canonné et coulé par Harry Baur. Le film s'appelait Nitchevo. J'étais payé cinquante francs par jour: une fortune. Mon rôle consistait à m'appuyer au bastingage et à regarder la mer. Ce fut le plus beau rôle de ma vie.

Mosjoukine mourut peu de temps après la guerre, dans l'oubli et la gêne. Jusqu'à la fin, il conserva son regard étonnant et cette dignité physique qui lui était si personnelle, silencieuse, un peu hautaine, ironique et discrètement désabusée.

Je m'arrange parfois avec les cinémathèques pour revoir ses vieux films.

Il y joue toujours des rôles de héros romantique et de noble aventurier; il sauve des empires, triomphe à l'épée et au pistolet; caracole dans l'uniforme blanc d'officier de la Garde; enlève à cheval de belles captives; subit sans broncher la torture au service du Tzar; les femmes meurent d'amour dans son sillage… J'en sors en frémissant à l'idée de tout ce que ma mère attendait de moi. Je continue d'ailleurs à faire un peu de culture physique, chaque matin, pour me maintenir dispos.

Le visiteur nous quitta le soir même, mais il eut à notre égard un geste généreux. Pendant huit jours, la Packard jaune canari et le chauffeur en livrée furent laissés à notre disposition. Il faisait très beau et il eût été agréable de quitter les lourds pavés de la ville pour aller nous promener dans la forêt lithuanienne.

Mais ma mère n'était pas femme à perdre la tête et à se laisser griser par les effluves du printemps. Elle avait le sens de l'important, le goût de la revanche, et une volonté bien arrêtée de confondre ses ennemis. L'automobile fut donc utilisée dans ce dessein unique et exclusif. Tous les matins, vers onze heures, ma mère me faisait mettre mes plus beaux vêtements – elle-même s'habillait avec une discrétion exemplaire – le chauffeur ouvrait la portière, nous montions et, pendant deux heures, la voiture décapotée roulait lentement à travers la ville, nous conduisant dans tous les endroits publics fréquentés par la «bonne société»: au Café Rudnicki, au jardin botanique, et ma mère ne manquait jamais de saluer avec un sourire condescendant ceux qui l'avaient mal reçue, blessée ou traitée avec hauteur au temps où elle allait de maison en maison avec ses cartons sous le bras.

Aux enfants de huit ans qui seraient parvenus à ce point de mon récit, et qui auraient vécu, comme moi, leur plus grand amour prématurément, je voudrais donner ici quelques conseils pratiques. Je suppose qu'ils souffrent tous du froid, comme moi, et qu'ils passent de longues heures au soleil, à essayer de retrouver quelque chose de la chaleur qu'ils ont connue. De longs séjours sous les tropiques sont aussi recommandés. Un bon feu de cheminée n'est pas à négliger et l'alcool peut être d'un certain secours. Je leur recommande également la solution d'un autre enfant de huit ans de mes amis, également fils unique, qui est ambassadeur de son pays quelque part dans le monde. Il s'est fait fabriquer un pyjama chauffé électriquement et il dort sous une couverture et sur un matelas électriquement chauffés. C'est à essayer. Je ne dis pas que cela vous fait oublier l'amour maternel, mais c'est tout de même bon à prendre.

Le moment est peut-être venu aussi de m'expliquer franchement sur un point délicat, au risque de choquer et de décevoir quelques-uns de mes lecteurs et de passer pour un fils dénaturé auprès de certains tenants des écoles psychanalytiques en vogue: je n'ai jamais eu, pour ma mère, de penchant incestueux. Je sais que ce refus de regarder les choses en face fera immédiatement sourire les avertis et que nul ne peut se porter garant de son subconscient. Je m'empresse aussi d'ajouter que même le béotien que je suis s'incline respectueusement devant le complexe d'Œdipe, dont la découverte et l'illustration honorent l'Occident et constituent certainement, avec le pétrole du Sahara, une des explorations les plus fécondes des richesses naturelles de notre sous-sol. Je dirai plus: conscient de mes origines quelque peu asiatiques, et pour me montrer digne de la communauté occidentale évoluée qui m'avait si généreusement accueilli, je me suis fréquemment efforcé d'évoquer l'image de ma mère sous un angle libidineux, afin de libérer mon complexe, dont je ne me permettais pas de douter, l'exposer à la pleine lumière culturelle et, d'une manière générale, prouver que je n'avais pas froid aux yeux et que lorsqu'il s'agissait de tenir son rang parmi nos éclaireurs spirituels, la civilisation atlantique pouvait compter sur moi jusqu'au bout. Ce fut sans succès. Et pourtant, je compte sûrement, du côté de mes ancêtres tartares, des hommes de selle rapides, qui n'ont dû trembler, si leur réputation est justifiée, ni devant le viol, ni devant l'inceste, ni devant aucun autre de nos illustres tabous. Là encore, sans vouloir me chercher des excuses, je crois cependant pouvoir m'expliquer. S'il est vrai que je ne suis jamais parvenu à désirer physiquement ma mère, ce ne fut pas tellement en raison de ce lien de sang qui nous unissait, mais plutôt parce qu'elle était une personne déjà âgée, et que, chez moi, l'acte sexuel a toujours été lié à une certaine condition de jeunesse et de fraîcheur physique. Mon sang oriental m'a même toujours rendu, je l'avoue, particulièrement sensible à la tendresse de l'âge et, avec le passage des années, ce penchant, je regrette de le dire, n'a fait que s'accentuer en moi, règle presque générale, me dit-on, chez les satrapes de l'Asie. Je ne crois donc avoir éprouvé à l'égard de ma mère, que je n'ai jamais connue vraiment jeune, que des sentiments platoniques et affectueux. Pas plus bête qu'un autre, je sais qu'une telle affirmation ne manquera pas d'être interprétée comme il se doit, c'est-à-dire, à l'envers, par ces frétillants parasites suceurs de l'âme que sont les trois quarts de nos psychothérapistes actuellement en plongée. Ils m'ont bien expliqué, ces subtils, que si, par exemple, vous recherchez trop les femmes, c'est que vous êtes, en réalité, un homosexuel en fuite; si le contact intime du corps masculin vous repousse – avouerai-je que c'est mon cas? – c'est que vous êtes un tout petit peu amateur sur les bords, et, pour aller jusqu'au bout de cette logique de fer, si le contact d'un cadavre vous répugne profondément, c'est que, dans votre subsonscient, vous êtes atteint de nécrophilie, et irrésistiblement attiré, à la fois comme homme et comme femme, par toute cette belle raideur. La psychanalyse prend aujourd'hui, comme toutes nos idées, une forme aberrante totalitaire; elle cherche à nous enfermer dans le carcan de ses propres perversions. Elle a occupé le terrain laissé libre par les superstitions, se voile habilement dans un jargon de sémantique qui fabrique ses propres éléments d'analyse et attire la clientèle par des moyens d'intimidation et de chantage psychiques, un peu comme ces racketters américains qui vous imposent leur protection. Je laisse donc volontiers aux charlatans et aux détraqués qui nous commandent dans tant de domaines le soin d'expliquer mon sentiment pour ma mère par quelque enflure pathologique: étant donné ce que la liberté, la fraternité et les plus nobles aspirations de l'homme sont devenues entre leurs mains, je ne vois pas pourquoi la simplicité de l'amour filial ne se déformerait pas dans leurs cervelles malades à l'image du reste. Je m'accommoderai d'autant mieux de leur diagnostic que je n'ai jamais contemplé l'inceste sous cette terrible lueur de caveau et de damnation éternelle qu'une fausse morale s'est délibérément appliquée à jeter sur une forme d'exubérance sexuelle qui, pour moi, n'occupe qu'une place extrêmement modeste dans l'échelle monumentale de nos dégradations. Toutes les frénésies de l'inceste me paraissent infiniment plus acceptables que celles d'Hiroshima, de Buchenwald, des pelotons d'exécution, de la terreur et de la torture policières, mille fois plus aimables que les leucémies et autres belles conséquences génétiques probables des efforts de nos savants. Personne ne me fera jamais voir dans le comportement sexuel des êtres le critère du bien et du mal. La funeste physionomie d'un certain physicien illustre recommandant au monde civilisé de poursuivre les explosions nucléaires m'est incomparablement plus odieuse que l'idée d'un fils couchant avec sa mère. A côté des aberrations intellectuelles, scientifiques, idéologiques de notre siècle, toutes celles de la sexualité éveillent dans mon cœur les plus tendres pardons. Une fille qui se fait payer pour ouvrir ses cuisses au peuple me paraît une sœur de charité et une honnête dispensatrice de bon pain lorsqu'on compare sa modeste vénalité à la prostitution des savants prêtant leurs cerveaux à l'élaboration de l'empoisonnement génétique et de la terreur atomique. A côté de la perversion de l'âme, de l'esprit et de l'idéal à laquelle se livrent ces traîtres à l'espèce, nos élucubrations sexuelles, vénales ou non, incestueuses ou non, prennent, sur les trois humbles sphincters dont dispose notre anatomie, toute l'innocence angélique d'un sourire d'enfant.