Mais je gardai mon rein, et le spécialiste allemand reprit le train, m'ayant condamné à une mort imminente. Je ne mourus point, malgré tous les spécialistes allemands auxquels j'eus affaire depuis.

Mon rein guérit. Dès que la fièvre m'eut quitté, je fus placé sur un brancard et transporté dans un compartiment spécial à Bordighera, en Italie, où le soleil de la Méditerranée fut invité à me prodiguer ses soins.

Mon premier contact avec la mer eut sur moi un effet bouleversant. Je dormais paisiblement sur ma couchette lorsque je sentis sur le visage une bouffée de fraîcheur parfumée. Le train venait de s'arrêter à Alassio et ma mère avait baissé la fenêtre. Je me dressai sur les coudes et ma mère suivit mon regard en souriant. Je jetai un coup d'oeil dehors et je sus brusquement, clairement, que j'étais arrivé. Je voyais la mer bleue, une plage de galets et des canots de pêcheurs, couchés sur le côté. Je regardai la mer. Quelque chose se passa en moi. Je ne sais quoi: une paix illimitée, l'impression d'être rendu. La mer a toujours été pour moi, depuis, une humble mais suffisante métaphysique. Je ne sais pas parler de la mer. Tout ce que je sais, c'est qu'elle me débarrasse soudain de toutes mes obligations. Chaque fois que je la regarde, je deviens un noyé heureux.

Pendant que je me rétablissais sous les citronniers et les mimosas de Bordighera, ma mère fit un rapide voyage à Nice. Son idée était de vendre la maison de couture à Wilno et de venir en ouvrir une autre à Nice. Son sens pratique lui suggérait, malgré tout, que je n'avais que peu de chances de devenir ambassadeur de France en demeurant dans une petite ville de Pologne orientale.

Mais lorsque, six semaines plus tard, nous revînmes à Wilno, il devint apparent que «le grand salon de Haute Couture parisienne Maison Nouvelle » n'était plus quelque chose qui pouvait être vendu, ni même sauvé. Ma maladie nous avait ruinés. Pendant deux ou trois mois, les meilleurs spécialistes d'Europe avaient été convoqués auprès de moi et ma mère était criblée de dettes. Même ayant ma défaillance et bien que sa maison fût, incontestablement, pendant deux ans, la première de la ville, son prestige était plus reluisant que son chiffre d'affaires, et notre train de vie plus grand que nos moyens; l'entreprise ne subsistait que dans le cercle infernal des traites sur l'avenir, et le mot russe wiechsel, traite, était un refrain que j'entendais continuellement. Il faut bien mentionner aussi l'extravagance extraordinaire de ma mère lorsqu'il s'agissait de moi, l'étonnante écurie de professeurs dont j'étais entouré, et surtout, sa détermination de maintenir coûte que coûte une façade de prospérité, de ne pas laisser la rumeur se répandre que l'affaire périclitait car, dans le snobisme capricieux qui pousse la clientèle à accorder ses faveurs à une maison de couture, le succès joue un rôle essentiel: au moindre signe de difficultés matérielles, ces dames font la moue, s'adressent ailleurs, ou s'appliquent à vous arracher un prix de plus en plus bas, accélérant ainsi le mouvement jusqu'à la chute finale. Ma mère le savait bien et elle lutta jusqu'au bout pour sauver les apparences. Elle savait admirablement donner aux clientes l'impression qu'elles étaient «admises», ou même «tolérées», qu'on n'avait pas, vraiment besoin d'elles, qu'on leur faisait une faveur en acceptant leurs commandes. Ces dames se disputaient son attention, ne discutaient jamais les prix, tremblaient à l'idée qu'une robe nouvelle pût ne pas être prête pour le bal, pour la première, pour le gala – ceci, alors que ma mère avait chaque mois le couteau de l'échéance sur la gorge qu'il fallait emprunter de l'argent chez les usuriers, que des traites nouvelles étaient tirées pour faire face aux traites échues, cependant qu'il fallait aussi s'occuper de la mode du jour, ne pas se laisser distancer par les concurrents, jouer la comédie devant les acheteurs, procéder aux interminables essayages, sans jamais donner l'impression à l'aimable clientèle qu'elle vous tenait à sa merci, et assister aux «achèterai – achèterai pas» de ces dames avec un sourire amusé, sans leur laisser deviner que l'issue de cette valse-hésitation était pour vous une question de vie ou de mort.

Souvent, je voyais ma mère sortir du salon pendant un essayage particulièrement capricieux, venir dans ma chambre, s'asseoir en face de moi et me regarder silencieusement, en souriant, comme pour reprendre des forces à la source de son courage et de sa vie. Elle ne me disait rien, fumait une cigarette, puis se levait et repartait au combat.

Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce que ma maladie et les deux mois d'absence pendant lesquels l'affaire fut laissée aux soins d'Aniela, eussent donné à Maison Nouvelle le coup final dont elle ne se releva plus. Peu de temps après notre retour à Wilno, après des efforts désespérés pour renflouer l'entreprise, le combat fut définitivement perdu et nous fûmes déclarés en faillite, à la satisfaction de nos concurrents. Nos meubles furent saisis et je me souviens d'un Polonais gras et chauve, avec des moustaches de cafard, allant et venant dans les salons, une serviette sous le bras, en compagnie, de deux acolytes qui paraissaient sortir de Gogol, tâtant longuement les robes dans les placards, les fauteuils, caressant les machines à coudre, les étoffes et les mannequins d'osier. Ma mère avait cependant eu la précaution de mettre à l'abri des créanciers et commissaires son trésor précieux, une collection complète de vieille argenterie impériale qu'elle avait emportée avec elle de Russie, des pièces rares de collectionneur dont la valeur était, d'après elle, considérable; elle avait toujours refusé de toucher à ce magot, lequel était, en quelque sorte, ma dot; il devait assurer pour plusieurs années notre avenir en France lorsque nous allions enfin nous y établir, et me permettre de «grandir, étudier, devenir quelqu'un».

Pour la première fois depuis qu'elle m'avait, ma mère se montra désespérée, et se tourna vers moi avec une sorte de féminité vaincue et désarmée, pour me demander aide et protection. J'avais déjà près de dix ans et j'étais donc prêt à assumer ce rôle. Je compris que mon premier devoir était de paraître imperturbable, calme, fort, sûr de moi, viril et détaché. Le moment était venu de me révéler aux yeux de tous dans mon rôle de cavalier, celui auquel le lieutenant Sverdlovski m'avait si soigneusement préparé. Les huissiers avaient saisi mes jodpurhs et ma cravache et j'en fus réduit à leur faire face en culotte courte et les mains nues. Je me promenais sous leur nez d'un air arrogant, à travers l'appartement qui se vidait peu à peu de ses objets familiers. Je me plantais devant l'armoire ou la commode que les sbires soulevaient, je mettais les mains dans les poches, le ventre en avant et je sifflotais avec mépris, observant narquoisement leurs efforts maladroits, les narguant du regard, un vrai gars, dur comme un roc, capable de veiller sur sa mère et de vous cracher dessus, à la moindre provocation. Cette mimique n'était nullement destinée aux huissiers, mais à ma mère, pour qu'elle comprît qu'il n'y avait pas lieu de se frapper, qu'elle était protégée, que j'allais lui rendre tout cela au centuple, tapis, console Louis XVI, lustre et trumeau en acajou. Ma mère paraissait réconfortée, assise dans le dernier fauteuil, me suivant d'un regard émerveillé. Lorsque le tapis fut enlevé, je me mis à siffler un tango et j'effectuai sur le parquet, avec une partenaire imaginaire, quelques-uns de ces pas de danse savants que Mlle Gladys m'avait appris. Je glissais sur le parquet, serrant étroitement la taille de ma partenaire invisible, en sifflotant «Tango Milonga, tango de mes rêves merveilleux» et ma mère, une cigarette à la main, penchait la tête d'un côté puis de l'autre, et battait la mesure, et lorsqu'elle dut quitter le fauteuil pour le céder aux déménageurs, elle le fit presque gaiement et sans me quitter des yeux, cependant que je continuais mes évolutions savantes sur le parquet poussiéreux, pour bien marquer que j'étais toujours là et que son plus grand bien avait, en somme, échappé à la saisie.

Nous tînmes ensuite un long conciliabule pour décider ce que nous allions faire, de quel côté nous devions nous tourner. Nous parlâmes français, pour ne pas être compris des coquins, debout dans le salon vide, pendant que le lustre était descendu du plafond.

Il n'était pas question pour nous de demeurer à Wilno, où les meilleures clientes de ma mère, celles qui la cajolaient et la suppliaient, jadis, pour être servies les premières, levaient à présent le nez et détournaient la tête lorsqu'elles la rencontraient dans la rue, attitude d'autant plus commode et explicable de leur part que, souvent, elles nous devaient de l'argent: cela leur permettait, en somme, de faire d'une pierre deux coups.

Je ne me souviens plus des noms de ces nobles créatures, mais j'espère fermement qu'elles sont toujours en vie, qu'elles n'ont pas eu le temps de mettre leur viande à l'abri et que le régime communiste est venu leur apprendre un peu d'humanité. Je ne suis pas rancunier, et je ne vais pas plus loin.

Il m'arrive parfois d'entrer dans les grands salons de couture parisiens, de m'asseoir dan» un coin et d'assister au défilé; tous mes amis croient que je hante ces lieux aimables en rôdeur, pour me livrer à mon péché mignon, qui est de regarder les jolies filles. Ils se trompent.

Je me rends dans ces lieux en pèlerinage pour y penser à la directrice de Maison Nouvelle.

Nous n'avions pas assez d'argent pour aller nous installer à Nice et ma mère refusait de vendre sa précieuse argenterie sur laquelle tout mon avenir était fondé. Avec les quelques centaines de zlotys que nous avions pu sauver du désastre, nous décidâmes donc de nous rendre d'abord à Varsovie, ce qui était tout de même un pas dans la bonne direction. Ma mère y avait des parents et des amis, mais surtout, elle avait un argument décisif en faveur de ce projet.

– Il y a un lycée français à Varsovie, m'annonça-t-elle, en reniflant avec satisfaction.

Il n'y avait plus à discuter. Il n'y avait plus qu'à faire nos valises, ce qui était une façon de parler, car les valises avaient été saisies, elles aussi, et, l'argenterie bien à l'abri, nous dûmes envelopper ce qui nous restait dans un baluchon, suivant la meilleure tradition.

Aniela ne nous accompagna pas. Elle alla rejoindre son fiancé, un employé des chemins de fer, qui habitait dans un wagon sans roues, à côté de la gare; c'est là que nous la laissâmes, après une scène déchirante où nous sanglotâmes éperdument, en nous jetant dans les bras l'un de l'autre, effectuant de fausses sorties, pour revenir nous embrasser encore une fois; je n'ai jamais autant hurlé depuis.