Dans toute mon existence, je n'ai entendu que deux êtres parler de la France avec le même accent: ma mère et le général de Gaulle. Ils étaient fort dissemblables, physiquement et autrement. Mais lorsque j'entendis l'appel du 18 juin, ce fut autant à la voix de la vieille dame qui vendait des chapeaux au 16 de la rue de la Grande-Pohulanka à Wilno, qu'à celle du Général que je répondis sans hésiter.

Dès l'âge de huit ans, surtout lorsque les choses allaient mal – et elles allèrent mal, très rapidement – ma mère venait s'asseoir en face de moi, le visage fatigué, les yeux traqués, me regardait longuement, avec une admiration et une fierté sans limites, puis se levait, prenait ma tête entre ses mains, comme pour mieux voir chaque détail de mon visage, et me disait:

– Tu seras ambassadeur de France, c'est ta mère qui te le dit.

Tout de même, il y a une chose qui m'intrigue un peu. Pourquoi ne m'avait-elle pas fait Président de la République, pendant qu'elle y était? Peut-être y avait-il, malgré tout, chez elle, plus de réserve, plus de retenue, que je ne lui en accordais. Peut-être considérait-elle, aussi, que dans l'univers d'Anna Karénine et des officiers de la Garde, un Président de la République, ce n'était pas tout à fait du «beau monde», et qu'un ambassadeur en grand uniforme, ça faisait plus distingué.

J'allais parfois me cacher dans mon refuge de bûches parfumées, je songeais à tout ce que ma mère attendait de moi, et je me mettais à pleurer, longuement, silencieusement: je ne voyais pas du tout comment j'allais pouvoir me retourner.

Je revenais ensuite à la maison, le cœur gros, et j'apprenais encore une fable de La Fontaine: c'était tout ce que je pouvais faire pour elle.

Je ne sais quelle idée ma mère se faisait de la Carrière et des diplomates, mais un jour, elle entra dans ma chambre très préoccupée; elle s'assit en face de moi et entreprit aussitôt un long discours sur ce que je peux seulement appeler «l'art de faire des cadeaux aux femmes».

– Rappelle-toi qu'il est beaucoup plus touchant de venir toi-même avec un petit bouquet à la main que d'en envoyer un grand par un livreur. Méfie-toi des femmes qui ont plusieurs manteaux de fourrure, ce sont celles qui en attendent toujours un de plus, ne les fréquente que si tu en as absolument besoin. Choisis toujours tes cadeaux avec discrimination, en tenant compte du goût de la personne à qui tu l'offres. Si elle n'a pas d'éducation, pas de penchant littéraire, offre-lui un beau livre. Si tu dois avoir affaire à une femme modeste, cultivée, sérieuse, offre-lui un objet de luxe, un parfum, un fichu. Rappelle-toi, avant d'offrir quelque chose qui se porte, de bien regarder la couleur de ses cheveux et de ses yeux. Les petits objets comme les broches, les bagues, les boucles d'oreilles, assortis-lés à la couleur des yeux, et les robes, les manteaux, les écharpes, à celle des cheveux. Les femmes qui ont les cheveux et les yeux de la même couleur sont plus faciles à habiller et coûtent donc moins cher. Mais surtout, surtout…

Elle me regardait avec inquiétude et joignait les mains:

– Surtout, mon petit, surtout, rappelle-toi une chose: n'accepte jamais de l'argent des femmes. Jamais. J'en mourrais. Jure-le-moi. Jure-le sur la tête de ta mère…

Je jurais. C'était un point sur lequel elle revenait continuellement et avec une anxiété extraordinaire.

– Tu peux accepter des cadeaux, des objets, des stylos, par exemple, ou des portefeuilles, même une Rolls-Royce, tu peux l'accepter, mais de l'argent – jamais!

Ma culture, générale d'homme du monde n'était pas négligée. Ma mère me donna lecture à haute voix de La Dame aux Camélias et lorsque ses yeux se mouillaient, sa voix se brisait et qu'elle était obligée de s'interrompre, je sais bien, aujourd'hui, qui était Armand, dans son esprit. Parmi les autres lectures édifiantes qui me furent ainsi faites, toujours avec un bel accent russe, je me souviens surtout de MM- Déroulède, Béranger et Victor Hugo; elle ne se bornait pas à me lire les poèmes, mais, fidèle à son passé d'«artiste dramatique», elle me les déclamait, debout dans le salon, sous le lustre étincelant, avec geste et sentiment; je me souviens, notamment, d'un certain Waterloo, Waterloo, Waterloo, morne plaine, qui m'avait vraiment effrayé: assis sur le bord de ma chaise, j'écoutais ma mère déclamer, debout devant moi, le livre de poèmes à la main, un bras levé; j'avais froid dans le dos devant un tel pouvoir d'évocation; les yeux agrandis, les genoux serrés, je regardais la morne plaine, et je suis sûr que Napoléon lui-même eût été vivement impressionné, s'il se fût trouvé là.

Une autre partie importante de mon éducation française fut, naturellement, La Marseillaise. Nous la chantions ensemble, ma mère assise au piano, moi, debout devant elle, une main sur le cœur, l'autre tendue vers la barricade, nous regardant dans les yeux; lorsque nous en venions à «Aux armes, citoyens!», ma mère abattait ses deux mains avec violence sur le clavier et je brandissais le poing d'un air menaçant; parvenus au «Qu'un sang impur abreuve nos sillons», ma mère, après avoir frappé un dernier coup sur le clavier, demeurait immobile, les deux mains suspendues dans les airs, et moi, frappant du pied, l'air implacable et résolu, j'imitais son geste, les poings fermés, la tête rejetée en arrière – et nous restions ainsi figés un moment, jusqu'à ce que les derniers accords eussent fini de vibrer dans le salon.

CHAPITRE XIV

Mon père avait quitté ma mère peu après ma naissance et chaque fois que je mentionnais son nom, ce que je ne faisais que très rarement, ma mère et Aniela se regardaient rapidement et le sujet de conversation était immédiatement changé. Je savais bien, cependant, par des bribes de conversation, surprises par-ci, par-là, qu'il y avait là quelque chose de gênant, d'un peu douloureux même, et j'eus vite fait de comprendre qu'il valait mieux éviter d'en parler.

Je savais aussi que l'homme qui m'avait donné son nom avait une femme, des enfants, qu'il voyageait beaucoup, allait en Amérique, et je l'ai rencontré plusieurs fois. Il était d'un aspect doux, avait de grands yeux bons et des mains très soignées; avec moi, il était toujours un peu embarrassé et très gentil, et lorsqu'il me regardait ainsi, tristement, avec, me semblait-il, un peu de reproche, je baissais toujours le regard et j'avais, je ne sais pourquoi, l'impression de lui avoir joué un vilain tour.

II n'est vraiment entre dans ma vie qu'après sa mort et d'une façon que je n'oublierai jamais. Je savais bien qu'il était mort pendant la guerre dans une chambre à gaz, exécuté comme Juif, avec sa femme et ses deux enfants, alors âgés, je crois, de quelque quinze et seize ans. Mais ce fut seulement en 1956 que j'appris un détail particulièrement révoltant sur sa fin tragique. Venant de Bolivie, où j'étais Chargé d'Affaires, je m'étais rendu à cette époque à Paris, afin de recevoir le Prix Goncourt, pour un roman que je venais de publier, Les Racines du Ciel. Parmi les lettres qui m'étaient parvenues à cette occasion, il y en avait une qui me donnait des détails sur la mort de celui que j'avais si peu connu.

Il n'était pas du tout mort dans la chambre à gaz, comme on me l'avait dit. Il était mort de peur, sur le chemin du supplice, à quelques pas de l'entrée.

La personne qui m'écrivait la lettre avait été le préposé à la porte, le réceptionniste – je ne sais comment lui donner un nom, ni quel est le titre officiel qu'il assumait.

Dans sa lettre, sans doute pour me faire plaisir, il m'écrivait que mon père n'était pas arrivé jusqu'à la chambre à gaz et qu'il était tombé raide mort de peur, avant d'entrer.

Je suis resté longuement la lettre à la main; je suis ensuite sorti dans l'escalier de la N. R. F., je me suis appuyé à la rampe et je suis resté là, je ne sais combien de temps, avec mes vêtements coupés à Londres, mon titre de Chargé d'Affaires de France, ma croix de la Libération, ma rosette de la Légion d'honneur, et mon Prix Goncourt.

J'ai eu de la chance: Albert Camus est passé à ce moment-là et, voyant bien que j'étais indisposé, il m'a emmené dans son bureau.

L'homme qui est mort ainsi était pour moi un étranger, mais ce jour-là, il devint mon père, à tout jamais.

Je continuais à réciter les fables de La Fontaine, les poèmes de Déroulède et de Béranger, et à lire un ouvrage intitulé Scènes édifiantes de la vie des grands hommes, un gros volume à couverture bleue, ornée d'une gravure dorée représentant le naufrage de Paul et Virginie. Ma mère adorait l'histoire de Paul et Virginie, qu'elle trouvait particulièrement exemplaire. Elle me relisait souvent le passage émouvant où Virginie préfère se noyer plutôt que d'enlever sa robe. Ma mère reniflait toujours avec satisfaction, chaque fois qu'elle finissait cette lecture. J'écoutais attentivement, mais j'étais déjà très sceptique là-dessus. Je croyais que Paul n'avait pas su s'y prendre et voilà tout.

Pour m'apprendre à tenir mon rang avec dignité, je fus également invité à étudier un gros volume intitulé Vies de Français illustres; ma mère m'en donnait elle-même lecture à haute voix, et après avoir évoqué quelque exploit admirable de Pasteur, Jeanne d'Arc et Roland de Roncevaux, elle me jetait un long regard chargé d'espoir et de tendresse, le livre posé sur les genoux. Je ne l'ai vue se révolter qu'une fois, son âme russe reprenant le dessus, devant les corrections inattendues que les auteurs apportaient à l'Histoire. Ils décrivaient, notamment, la bataille de Borodino comme une victoire française, et ma mère, après avoir lu ce paragraphe, est restée un moment décontenancée, avant de dire en fermant le volume et sur un ton scandalisé:

– Ce n'est pas vrai. Borodino a été une grande victoire russe. Il ne faut pas exagérer.

Par contre, rien ne m'empêchait d'admirer Jeanne d'Arc et Pasteur, Victor Hugo et Saint Louis, le Roi-Soleil et la Révolution – je dois dire que, dans cet univers entièrement louable qu'était pour ma mère la France, tout était uni dans la même approbation et, mettant tranquillement dans le même panier la tête de Marie-Antoinette et celle de Robespierre, Charlotte Corday et Marat, Napoléon et le duc d'Enghien, elle me présentait le tout avec un sourire heureux.

Je mis longtemps à me débarrasser de ces images d'Épinal et à choisir entre les cent visages de la France celui qui me paraissait le plus digne d'être aimé; ce refus de discriminer, cette absence, chez moi, de haine, de colère, de rancune, de souvenir, ont pendant longtemps été ce qu'il y avait en moi de plus typiquement non français; je dus attendre l'âge d'homme pour parvenir à me dépétrer enfin de ma francophilie; ce fut seulement aux environs des années 1935, et surtout, au moment de Munich, que je me sentis gagné peu à peu par la fureur, l'exaspération, le dégoût, la foi, le cynisme, la confiance et l'envie de tout casser, et que je laissai enfin, une fois pour toutes, derrière moi, le conte de nourrice, pour aborder une fraternelle et difficile réalité.